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n°136 - mars/avril 08

 


VIH – THC

Freins dans l'accès thérapeutique du cannabis au Canada

 

Tiphaine Canarelli

Observatoire français des drogues et des toxicomanies (Saint-Denis)

 






Barriers to access to medical cannabis for Canadians living with HIV/Aids
Belle-Isle L., Hathaway A.
Aids Care, 2007, 19, 4, 500-506

Un article publié dans Aids care expose les difficultés rencontrées par des personnes séropositives ou atteintes du sida pour intégrer le programme légal de délivrance de cannabis thérapeutique.

 

Diverses organisations de santé ont évalué ces dernières années les données traitant du recours au cannabis à visée thérapeutique et ont émis, pour certaines, des réserves quant à la pertinence de son usage1. Il est toutefois établi que le cannabis peut raisonnablement apporter une réponse thérapeutique dans plusieurs indications médicales bien précises2. C’est le cas notamment de certaines affections spastiques associées à des douleurs (sclérose en plaques, atteintes de la moelle épinière), des nausées et vomissements chez des sujets recevant un chimiothérapie anticancéreuse ou atteints du sida ou encore de l’anorexie chez des patients présentant un amaigrissement important, qu’ils soient là aussi malades du sida ou en fin de vie2.
Le recours au cannabis thérapeutique est ainsi autorisé dans certains pays sous des modalités différentes, selon son accessibilité (de l’évolution de la législation aux autorisations ponctuelles parfois nominatives3), son obtention (de la dérogation institutionnelle à la délivrance d’herbe de cannabis en pharmacie après prescription médicale) ou encore sa forme (naturelle ou de synthèse). Des composés synthétiques du THC4 (principe actif du cannabis) ont en effet été développés et sont disponibles dans plusieurs pays sous forme de gommes molles comme le dronabinol (Marinol®) et la nabilone (Cesamet®) ou, plus récemment, sous forme de spray à inhaler (Sativex®).

Le Canada fait partie des pays qui ont modifié leur législation pour autoriser l’accès du cannabis à des fins médicales "pour les personnes souffrant de maladies graves et débilitantes". Un "Règlement sur l’accès à la marijuana à des fins médicales"5 adopté par le ministère fédéral ("Santé Canada") est ainsi entré en vigueur le 30 juillet 2001. Il définit clairement dans quelles circonstances et selon quelles modalités ce produit peut être autorisé. Diverses indications entrent ainsi dans ce cadre, parmi lesquelles "douleur aiguë, cachexie, anorexie, perte de poids et/ou nausées violentes chez des patients présentant une infection au VIH ou atteints du sida"6.
Les patients souhaitant avoir accès à ce produit et présentant une indication reconnue par ce règlement doivent fournir une déclaration d’un médecin appuyant leur demande, en précisant notamment la nature du symptôme pour lequel la marijuana pourrait être utilisée. Les patients doivent aussi indiquer s’ils envisagent de cultiver leurs propres plants ou de le faire faire par quelqu’un, ou encore s’ils comptent obtenir un approvisionnement par le biais de Santé Canada6.

Les barrières à l’accès du cannabis thérapeutique
L’article publié par L. Belle-Isle et A. Hathaway dans Aids Care s’intéresse aux difficultés rencontrées par les patients canadiens séropositifs ou atteints du sida lors de leur demande d’intégration à ce programme légal de délivrance de cannabis thérapeutique. Les autorisations rendues pour ces indications par le ministère semblent en effet peu élevées (1500) au vu du nombre de patients séropositifs ou atteints du sida ayant reconnu en 2005 avoir eu recours au cannabis en dehors de toute autorisation pour apaiser leurs symptômes physiques et psychologiques en lien avec la maladie (20000 patients sur les 58000 concernés)7.
Cet article repose donc sur une étude menée par la Canadian Aids Society (CAS) auprès de patients concernés par cette pathologie et recrutés par le biais de différents réseaux (CAS elle-même, forum annuel des patients séropositifs ou atteints du sida, médecins généralistes, "compassion clubs"8...). Les participants à l’enquête sont issus de l’ensemble des 5 régions du pays et proviennent, de manière équilibrée, de zones urbaines, péri urbaines ou rurales.
Au total, 197 patients ont été interrogés par questionnaire et 42 d’entre eux ont pris part à des discussions plus poussées au sein de groupes focaux.

Le plus souvent de sexe masculin (à 83%) et d’âge compris entre 35 et 54 ans, les patients interrogés présentent la maladie depuis 10 ans en moyenne et reçoivent pour la majorité un traitement antirétroviral (76%). Si environ un tiers d’entre eux ont mené des études universitaires, un peu plus de la moitié (53%) déclarent des revenus annuels peu élevés (moins de 20000$). Soixante et un pour cent des sujets se définissent comme des utilisateurs réguliers de cannabis et consomment ce produit en moyenne depuis 20 ans ; l’utilisation en vue de diminuer l’intensité de leurs symptômes physiques ou psychologiques remontant quant à elle à 9 ans en moyenne. Les utilisations thérapeutiques les plus souvent recherchées correspondent à la stimulation d’appétit (90% des cas), à la relaxation (85%), à la diminution de l’anxiété (70%), de la douleur (69%) ou des vomissements (68%). Plus de la moitié signalent aussi y avoir recours pour améliorer l’humeur ou diminuer les symptômes dépressifs (respectivement 60 et 55%) ou encore pour regagner du poids (53% d’entre eux).
Ils rapportent pour la quasi-totalité (96%) utiliser le cannabis sous forme fumée, parfois mélangé avec du tabac (un quart des cas). Près de la moitié disent également parfois ingérer le produit (space cakes). Seuls 17 patients utilisent des composants de synthèse : 9 le Marinol® et 8 le Cesamet®. Aucun n’a eu recours au spray (Sativex®) du fait de sa non disponibilité au moment de l’enquête. La quantité moyenne de cannabis consommée par jour est de 2,2 g pour les 110 patients qui ont répondu à cette question. 83% y ont eu recours quotidiennement (5 fois par jour en moyenne) alors que 16% l’ont consommé de manière hebdomadaire (3 fois en moyenne) et que seuls deux patients ont dit l’utiliser 1 ou 2 fois par mois. En moyenne, le montant lié à cette consommation de cannabis est de 243$ par mois avec un prix estimé à 6$ le gramme, ce prix pouvant varier selon la quantité recherchée, l’accessibilité du produit et sa qualité.

Effets et perception du programme
Interrogés sur le fait qu’ils aient demandé ou non une autorisation de détention légale de cannabis thérapeutique auprès de Santé Canada, 36% répondent affirmativement (soit 41 sur les 114 sujets ayant répondu) parmi lesquels 73% (n=30) disent d’ailleurs avoir obtenu avec succès cette autorisation. Rapporté à l’ensemble des sujets ayant eu recours au cannabis thérapeutique en amont de toute demande, le taux d’obtention d’autorisation légale est ainsi de 26%. Huit pour cent des patients se disent de plus en attente d’une réponse de la part de Santé Canada au moment de l’enquête. Plusieurs sujets interrogés lors de groupes focaux rapportent d’ailleurs des délais d’attente importants selon eux, pouvant aller de quelques semaines à quelques mois.
Les avantages de ce programme les plus couramment cités par les patients sont les suivants : l’impression d’obtenir ce produit de façon légitime, évitant d’une part les risques de poursuites judiciaires pour détention de substance illicite et d’autre part les risques de stigmatisation liés à l’utilisation de ce produit. Certains patients rapportent même une amélioration globale de leur état de santé du fait de la levée d’angoisse liée à l’autorisation légale de détention de ce produit. Ceux qui n’ont pas choisi de demander leur intégration à ce programme mettent en avant la complexité administrative de celui-ci (autorisation d’un an qui doit être par la suite renouvelée, délais d’attente, manque d’information), le côté "intimidant" de la procédure (avis préalable d’un médecin quant à la pertinence d’entrée des sujets dans ce programme parfois vécu comme un "filtrage"). Si la quasi totalité des patients ayant recours au cannabis médical disent d’ailleurs avoir parlé de cette utilisation en tant que produit thérapeutique avec leur médecin (92%), 69% disent avoir été encouragés par ceux-ci dans cette démarche 16% estiment avoir rencontré une forte opposition de leur part, et 10% ont ressenti une indifférence. Neuf pour cent rapportent également que leur médecin traitant a refusé de signer le formulaire de demande d’autorisation légale du cannabis thérapeutique pour diverses raisons (patient "pas assez malade", crainte d’éventuelles "réprimandes" du corps médical). Certains médecins ont d’ailleurs préféré aiguiller leurs patients vers des "compassion clubs".
Quatre-vingt-six pour cent des patients utilisateurs de cannabis à des fins médicales disent se fournir de manière illégale, le plus souvent en achetant le produit à un ami ou à quelqu’un de connu (62%), voire à un dealer (31%). 36% disent avoir recours également aux "compassion clubs", qui restent des lieux de vente illégaux, même s’ils sont tolérés. Près d’un sujet sur deux reconnaît d’ailleurs avoir plus d’une source d’approvisionnement. Peu de patients ont recours à l’autoculture, qu’elle soit autorisée dans le cadre du programme (8%) ou non (8%), et encore moins d’individus ont désigné légalement une personne chargée de cultiver le cannabis à leur place (4%). Enfin, seuls 2% ont recours à l’herbe de cannabis fournie dans le cadre du programme.
Interrogés sur les avantages et inconvénients selon eux des trois modes principaux d’obtention de cannabis "hors programme", la majorité d’entre eux (62%) trouvent que l’approvisionnement auprès de dealers est le mode le plus risqué du fait du manque de sécurité et du stress engendré par cet achat illégal. 34% considèrent aussi que l’achat auprès d’un ami ou d’une connaissance peut être risqué pour les mêmes raisons. L’achat dans un "compassion club" est jugé moins dangereux (19% de remarques négatives) et s’explique par l’accès sécurisé - donc moins stressant -, par le fait que le produit délivré sera a priori de bonne qualité et à un prix plus intéressant, et enfin qu’ils pourront y recevoir d’éventuelles informations sur le produit voire un soutien psychologique.
Une étude ethnographique menée auprès des usagers d’un de ces clubs aux Etats-Unis avait d’ailleurs montré que la sociabilité inhérente à ce type de lieu pouvait procurer aux malades un bénéfice aussi important que le cannabis fumé lui-même9. Quant à l’autoculture, le peu de patients y ayant recours - de manière légale comme illégale - décrivent nombre de difficultés : une culture complexe nécessitant du temps, de l’énergie (ce qui n’est pas toujours évident selon le stade de la maladie) mais aussi un investissement financier assez important. La crainte de découverte des plans en cas de culture illégale ou même en cas de culture légale (au moment de l’attente du renouvellement de la licence d’autorisation par exemple) est une source de stress non négligeable et souvent vécue comme difficilement supportable.
Le faible taux de patients ayant recours au cannabis thérapeutique proposé par le programme s’explique de son côté par une crainte de qualité inférieure du produit proposé assorti d’un prix élevé, car même s’il est inférieur aux prix rencontrés sur le marché noir, il apparaît important aux yeux de la plupart des patients.

La place des "compassion clubs"
La plupart des patients concernés par l’utilisation de cannabis à visée thérapeutique ont bien compris l’intérêt de ce programme proposé par l’Etat en termes d’accessibilité légale au produit (diminution du stress lié à la détention et à la consommation de ce produit, gain en crédibilité et moindre stigmatisation) ; les trois quarts des sujets en ayant fait la demande et ayant obtenu une autorisation en sont la preuve. Toutefois, le nombre d’autorisations délivrées reste faible comparativement aux patients qui pourraient bénéficier d’un tel traitement. Les difficultés rencontrées lors des démarches (lourdeur administrative, délais) et les réticences de certains médecins sont décrites par la majorité des patients comme des freins à la diffusion de cette seule modalité d’obtention légale de cannabis.
Un projet de suppression progressive des licences de production en 2008 au profit d’une distribution légale de cannabis en pharmacie pour les patients du programme risquerait de réduire encore l’accès au produit selon certains patients et de les réorienter vers un mode d’obtention illégal (marché noir). Une place plus importante devrait alors être accordée aux "compassion clubs" dans la délivrance de ce produit d’après les auteurs. Ces structures, au mode de fonctionnement a priori visible et contrôlable, offrent en effet, selon les auteurs, plusieurs avantages notables, comme la sécurité d’obtention du produit, la connaissance des thérapeutiques disponibles mais aussi le soutien social et psychologique indispensable pour ces patients.



1 - "Inter-Agency advisory regarding claims that smoked majijuana is a medicine"
in FDA Press Office, 2006
2 - Costes J-M,
"Cannabis, données essentielles",
2007, OFDT, 232 p.
3 - Evolution de la législation dans certains Etats américains et au Canada, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Suisse. En France, l’usage de cannabis thérapeutique est illicite, mais l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) autorise la prescription de composés synthétiques du produit (dronabinol, nabilone) dans certaines indications bien précises et sous forme d’autorisations temporaires d’utilisation nominative.
4 - TétraHydro-Cannabinol
5 - Marihuana Medical Access Regulations (MMAR)
6 -
www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/marihuana/index_f.html
7 - Source : Public Health Agency of Canada (2005)
8 - Lieux d’accueil à la fois voués à la distribution du produit à leurs patients (sur indication médicale) et faisant office de groupe de pression.
9 - Feldman HW, Mandel J,
"Providing medical marijuana : the importance of cannabis clubs",
J Psychoactive Drugs, 1998, 30, 2, 179-86