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n°28 - septembre 94


Le médecin généraliste face au toxicomane

Serge Hefez
Réseau Espas (Paris)




Comment le médecin généraliste perçoit-il sa place dans le traitement de la toxicomanie?
Barbot J., Nory-Guillou F., Charpak Y.
La Revue du Praticien, 1994, 8, 259, 24
La prise en charge des toxicomanes (héroïnomanes) par les médecins généralistes
Charpak Y., Nory-Guillou F., Barbot J.
Revue d'Epidémiologie et de Santé Publique, 1994, 42, 224-234

Une enquête menée auprès de médecins généralistes dans quatre régions françaises montre qu'un petit nombre de généralistes sont devenus par obligation des "spécialistes des toxicomanes" tandis que la majorité de leurs confrères ne prennent pas en charge les usagers de drogue. Pourtant, par l'intermédiaire d'une dynamique de réseaux, les médecins généralistes peuvent occuper une place importante dans le dispositif de réduction du risque de transmission du VIH chez les toxicomanes.

Une enquête a été réalisée auprès de 150 médecins généralistes français sélectionnés par tirage au sort dans quatre régions (Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d'Azur) pour appréhender les spécificités de leur prise en charge des usagers de drogues.

La fréquence des contacts avec les toxicomanes consommateurs d'héroïne est la suivante: 12 % seulement ne voient aucun toxicomane et 15 % des médecins en suivent plus de 20 par an; l'extrapolation du nombre moyen de toxicomanes suivis chaque année (9,4 par médecin) aux généralistes des quatre régions (26 000, soit la moitié des généralistes français), donne une "file active" de 250 000 toxicomanes.

Il semble bien qu'une "culture professionnelle" plus ou moins cachée ait émergé avec des pratiques de substitution aux morphines ou apparentés (comme le Temgésic) en plus des traitements traditionnels (anxiolytiques, hypnotiques, antidépresseurs et neuroleptiques).

Les prises de contact avec des usagers de drogues se traduisent le plus souvent par une demande de médicament, éventuellement d'aide au sevrage ou, plus rarement, de soins médicaux uniquement. S'il s'agit d'un patient connu, les médecins déclarent tenter d'installer un suivi. Cependant, le mode de contact le plus souvent cité par les généralistes (87 %) est celui du patient toxicomane consultant occasionnel (de passage). Un tiers des médecins déclarent alors refuser de prescrire, les autres essayant d'instaurer un suivi au cas par cas, sans grand espoir toutefois.

Un tiers des médecins voient surtout des toxicomanes qu'ils connaissent mais qui viennent irrégulièrement, un quart voient des toxicomanes de façon occasionnelle, un cinquième voient surtout des toxicomanes qui viennent "régulièrement". Enfin, un quart d'entre eux sont confrontés à toutes ces situations.

La possibilité pour un généraliste de prendre en charge un toxicomane ne fait pas l'unanimité, et la grande majorité des médecins considèrent qu'ils ne sont pas formés à la prise en charge des toxicomanes, même lorsqu'ils ont suivi des formations sur le sujet (seuls 16 % se sentent formés).

Concernant la prescription de produits de substitution, l'opinion exprimée reflète le consensus "mou" que pose cette notion:

- un dilemme d'ordre médical: "outil de traitement" (pour 29 % des médecins) contre "drogue" de substitution (pour 28 %);

- un dilemne d'ordre social: permettent-ils de protéger le toxicomane des effets d'accompagnement de la toxicomanie, délinquance et sida ?

Les généralistes interrogés sont réticents à la mise en place de ces traitements dans leur cadre d'exercice: deux tiers sont plutôt défavorables, un tiers plutôt favorables à une évaluation.

Au delà des discours et des querelles de chapelles auxquels se livrent structures et interlocuteurs, au delà de l'isolement du médecin dans sa pratique, c'est la capacité des acteurs à s'organiser pour mettre en place un réseau cohérent et responsable qui permet, selon eux, la distinction entre l'utilisation de produits de substitution vers une place du toxicomane dans la société, ou vers sa mise à l'écart.

Mais cette étude est avant tout une photographie des pratiques des médecins généralistes vis-à-vis de la toxicomanie, telle qu'ils la perçoivent eux-mêmes, et non une étude objective sur les pratiques réelles.

Le taux de refus de participation à l'étude (25 %) doit certainement inclure des médecins qui refusent les prises en charge; par ailleurs, le choix de quatre régions parmi les plus touchées par la toxicomanie interdit d'étendre ces résultats à l'ensemble de la France.

Cependant, la grande taille de la file active extrapolée (250 000) est un indicateur quantitatif extrêmement important quant à ce mode de prise en charge: rappelons que la statistique du ministère de la Santé recense 25 900 toxicomanes sur la file active du dispositif de soins (hôpitaux) ou d'accueil spécialisé (novembre 1988 - France entière).

On sait que le dispositif de prise en charge des toxicomanes fait coexister plusieurs systèmes parallèles. En France, ce champ d'intervention, réservé depuis son origine à la psychiatrie, demeure très peu médicalisé. La prescription d'une chimiothérapie a été réservée au seul sevrage, pendant un temps très bref; la psychothérapie était considérée comme le seul véritable traitement de la dépendance; quant à la prescription d'opiacés, elle restait une pratique extrêmement marginale.

Le changement du "paysage" de la toxicomanie depuis une quinzaine d'années a inévitablement amené à reconsidérer les cadres de la prise en charge:

- sur le plan social, nous sommes passés d'une idéologie de la rupture et de la marginalité à une idéologie de l'intégration sociale.

- sur le plan politique, le durcissement de la "guerre à la drogue" et la chasse systématique à l'usager ont amplifié une économie parallèle et une néo-intégration maffieuse considérable à laquelle il est de plus en plus difficile d'échapper.

- sur le plan sanitaire, la pandémie du sida a provoqué dans cette population des ravages; les risques de contamination sont tout autant corrélés à l'exclusion sociale qu'aux modes d'utilisation des produits (1).

Au jour d'aujourd'hui, c'est cette triple logique d'exclusion des toxicomanes qui est à la source du désastre sanitaire que nous sommes en train de vivre.

Tout ceci ramène les médecins généralistes sur le devant de la scène des soins aux usagers de drogue, dans la mesure où il ne s'agit plus d'attendre l'émergence d'une demande, mais d'entrer en contact avec eux le plus précocemment possible.

Directement, et en relation avec les toxicomanes, les médecins et les pharmaciens ont été, dans de nombreux pays européens, les premiers professionnels à changer, surtout lorsque leur effort est soutenu par une politique de santé clairement exprimée.

Différentes formules de travail en réseau avec les médecins généralistes sont expérimentées: les centres spécialiséspeuvent par exemple faire le diagnostic, contrôler pendant un temps la prise de produit de substitution, puis orienter les patients stabilisés vers des médecins gnéralistes; la délivrance du produit se fait par le biais des pharmaciens, délivrance qui peut être quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle (2).

Cette politique de réseau est expérimentée de manière systématique aux Pays-Bas, où environ un tiers des uasgers de drogue est sous traitement; à Amsterdam, par exemple, un généraliste sur deux prend en charge des toxicomanes. L'offre de soins est encore plus étendue en Suisse.

En Allemagne et en Belgique où n'existaient pas ou peu de produits de substitution avant le sida, les médecins généralistes ont été les premliers à se sensibiliser et à démarrer des traitements, parfois de façon sauvage avec des codéïnés; c'est en 1991 qu'une loi va officialiser ces traitements en Allemagne, et formaliser les rapports des médecins généralistes avec le corps professionnel. Ainsi, à Berlin, la méthadone est uniquement prescrite par des médecins généralistes, réunis en réseau; le nombre de patients suivis est limité à une dizaine; il s'agit de traitements réservés à des toxicomanes lourds, avec des doses élevées pour éviter le recours aux drogues illicites, contrôlées par des analyses urinaires; un projet social et une psychothérapie sont proposées à ceux qui en ont besoin; une consultation effectue l'orientation vers le spécialiste et la coordination de soins; les places de traitement de maintenance dans cette ville sont ainsi passées de 0 à 1200 en l'espace de trois ans (2).

En France, la situation est beaucoup plus confuse, les généralistes étant soumis à des injonctions contradictoires d'incitation à la prise en charge et de quasi interdiction de prescription de produits opiacés.

Ainsi, comme le montre l'étude de Charpak, seuls quelques généralistes sont devenus par obligation des "spécialistes des toxicomanes" tandis que la majorité de leurs confrères ne prennent pas en charge les usagers de drogue.

De nombreux médecins suivraient volontiers les toxicomanes sur un plan somatique s'ils pouvaient déléguer à d'autres les problèmes de dépendance; or, cette dichotomie est illusoire.

En fait, les médecins généralistes peuvent occuper une place importante dans le dispositif de réduction du risque de transmission du VIH chez les toxicomanes: information, éducation pour la santé, orientation vers des structures spécialisées, suivi médical (en particulier au plan du VIH), sevrage, accompagnement psychologique, substitution...

La prescription de substitution ne peut pas être l'acte volontaire et isolé d'un praticien vite surchargé par la demande, mais doit s'inscrire dans un dispositif local structuré, relevant d'une véritable décision de santé publique.

C'est par l'intermédiaire d'une dynamique de réseaux, dans une interaction de l'apprentissage que l'on peut imaginer, à terme, qu'un grand nombre de généralistes prennent en charge, chacun pour sa part, un petit nombre de toxicomanes.

La substitution n'est ni une panacée, ni une pratique diabolique. Elle n'entre nullement en contradiction avec le traitement de la dépendance mais permet d'accompagner le toxicomane dans son accès aux soins. L'ouverture de quelques places de méthadone en milieu spécialisé ne va concerner qu'une infime proportion des usagers de drogue, parmi les mieux insérés.

Il va cependant de soi que les médecins généralistes doivent pouvoir substituer sans être hors-la-loi; la constitution d'un cadre légal clair et la mise sur le marché de produits mieux adaptés (buprénorphine suffisamment dosée et non injectable, méthadone sous forme de sirop) sont depuis longtemps à l'étude et on attend les résultats des travaux des innombrables commissions travaillant à l'heure actuelle sur cette question.

Mais surtout, comme c'est le cas dans d'autres pays, et comme cela est souhaité dans l'étude française, les généralistes doivent se sentir partie prenante d'un dispositif de soins impliquant les centres spécialisés en toxicomanie, les structures hospitalières, les centres médicaux-psychologiques, les travailleurs sociaux, les psychiatres libéraux. - Serge Hefez



1 - Hefez S.
"Médecins généralistes et toxicomanie"
Pratiques, 1994, 36
2 - Coppel A.
"Réseaux de professionnels de santé"
Les Cahiers Plein Sud, n°1