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SWAPS nº 66

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Histoire

La "légende noire" du décret Barzach

par Alexandre Marchant / doctorant en Histoire (ENS de Cachan)

1987. Alors que l’épidémie VIH fait des ravages chez les usagers de drogue par voie intraveineuse, et que le climat politique est –déjà !– au durcissement, la ministre de la santé du gouvernement Chirac impose la libéralisation de la vente des seringues en France. Retour sur ce qui fut la première mesure de RdR enFrance, et sur les mythes qu’elle a générés au fil du temps.

En 1986, les autorités françaises commencent à prendre conscience de la catastrophe sanitaire que représente l’épidémie de sida. On recense alors, en total cumulé depuis 1981, près de 1050 cas de sida rapportés sur 1500 cas probables et on estime à 15000 le nombre de cas d’ici un horizon de cinq ans. Entre juin et septembre 1986, on a recensé en moyenne deux à trois nouveaux cas de sida par jour.

Mais lorsque Michèle Barzach accède aux responsabilités de ministre de la santé au sein du nouveau gouvernement de Jacques Chirac, presque tout est à construire en matière de lutte contre la propagation du sida. Rapidement, le partage des seringues usagées entre héroïnomanes est identifié comme un important vecteur de contamination : 60%, voire plus, des héroïnomanes seraient alors séropositifs.

Or la vente de seringues est alors strictement réglementée depuis un décret de 1972, adopté en pleine flambée d’héroïnomanie afin de dissuader les toxicomanes, sous l’impulsion de Claude Olievenstein : monopole de la vente aux pharmacies et délivrance uniquement aux personnes majeures sur ordonnance (ou bien sans prescription à condition de noter scrupuleusement l’identité de l’acheteur). Il faut dire que devant la recrudescence des vols en pharmacie ou des ruses des usagers pour accéder aux produits, les officines étaient devenues à l’époque de véritables places-fortes depuis ce décret de 1972 jusqu’au décret Poniatowski-Veil de 1975 imposant la conservation des produits du Tableau B dans des armoires blindées.

C’est à ce dispositif de sanctuarisation de la pharmacie, solution devenue problème, que le décret Barzach du 13 mai 1987 libéralisant le commerce des seringues va en partie mettre fin. Non sans avoir surmonté de multiples résistances, sur lesquelles il nous faut ici revenir pour retracer l’histoire d’un décret polémique.

Ambiance de guerre à la drogue au sommet de l’Etat
Le contexte ne se prête pourtant guère à une politique libérale en matière de toxicomanie. Le RPR fait campagne aux législatives contre le laxisme supposé de la politique des socialistes en matière de drogue, vante les mérites du modèle outre-Atlantique de la "guerre à la drogue " impulsée par le président Reagan, lie les problèmes de drogue, de délinquance et d’immigration, et compare les trafiquants de drogue à des terroristes.

Sitôt nommé premier ministre de la cohabitation, Jacques Chirac charge par lettre le Garde des Sceaux Albin Chalandon de mettre en oeuvre un vaste "plan antidrogue", donnant le primat à la politique répressive. Traduction institutionnelle de ce changement de perspective, la tutelle de la mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie (MILT) passe du premier ministre (après la santé, de 1982 à 1985) à la justice. Michèle Barzach, médecin de formation, se propose également pour recevoir la tutelle, jouant de sa bonne image dans l’opinion et mettant l’accent sur les soins et la prévention, mais n’obtient pas gain de cause. Faire reconnaître le statut de malade au toxicomane à un moment où la volonté politique entend le désigner comme un délinquant à châtier sévèrement devient néanmoins l’un de ses objectifs prioritaires.

Fort de sa nouvelle tutelle, Albin Chalandon se prononce pour la création de 1600 places de prison supplémentaires spécifiquement pour les toxicomanes, se montre favorable à l’extension d’agréments publics pour la communauté thérapeutique Le Patriarche aux méthodes coercitives et controversées, puis entend modifier l’esprit de la loi de 1970 sur l’injonction thérapeutique et les procédures d’agrément.

Là encore, Michèle Barzach monte au créneau pour tenter d’infléchir la donne, mais avec plus de succès. Contre Chalandon qui veut court-circuiter la médiation que constitue l’autorité sanitaire entre le procureur de la République et le centre de traitement, la ministre entend faire respecter l’inspiration libérale de la loi de 1970 qui prévoyait que le toxicomane devait être lui-même acteur de la procédure en choisissant l’établissement de sa cure et en n’ayant de compte à rendre sur sa santé qu’aux médecins, et non aux juges. Au Garde des Sceaux qui entend créer une troisième filière d’agrément (hors des établissements sanitaires et sociaux) ne relevant que de son autorité, dans le but de mettre en place des procédures plus rapides et moins médicalisées, la ministre impose que l’on respecte le code de la santé publique prévoyant le primat de l’autorité sanitaire en matière de prise en charge des toxicomanes: "Une collaboration renforcée et ouverte entre les autorités judiciaires et sanitaires est, à mes yeux, la seule voie efficace pour améliorer la prise en charge des toxicomanes. Il n’est nul besoin de créer des procédures nouvelles ou de bouleverser l’équilibre d’une loi à laquelle les Français, et plus particulièrement le monde médical, ont prouvé leur adhésion."

Le différend Barzach-Chalandon est si fort qu’il doit être tranché par arbitrage du cabinet du premier ministre, en faveur de la ministre de la santé, le Garde des Sceaux acceptant de ne pas introduire ses amendements répressifs dans le nouveau projet de loi sur la toxicomanie exposé au conseil des ministres en mai 1987 et voté quelques mois plus tard1.

Aux origines du décret
Dans le même temps, Michèle Barzach propose en octobre 1986 dans un communiqué de presse l’expérimentation d’un décret sur la vente libre des seringues.

Les expériences étrangères, notamment britanniques, sont probantes : des enquêtes de terrain révèlent que la séroprévalence VIH dans la population héroïnomane de Glasgow, qui a mis en oeuvre la vente libre de seringues en pharmacie depuis un an, n’est que de 5% à 10%, alors qu’à Edimbourg, ville proche aux caractéristiques similaires mais qui n’a pas tenté la mesure, le taux grimpe à 45-50%.

L’idée n’est cependant pas nouvelle : dès 1985, Claude Olievenstein proposait dans la presse, aussi bien générale (Libération) que spécialisée (Le Quotidien du médecin), de libéraliser la vente des seringues. Estimant que le contexte a changé depuis les années 1970, il fait volteface et adresse un courrier au secrétaire d’Etat à la santé Edmond Hervé : "Un danger chassant l’autre, il me semble utile de reconsidérer les restrictions apportées à la vente des seringues, de façon à ce que les toxicomanes puissent en acheter des propres et non plus se servir de seringues ayant déjà été utilisées."2

En réponse, le ministre qualifie publiquement la mesure de "proposition très sérieuse" et commande un rapport. Toutefois, la commission des stupéfiants et psychotropes, consultée pour avis, s’en tient à sa décision du 26 décembre 1985 dans laquelle elle considère la remise en vente libre des seringues comme une "fausse sécurité" qui pourrait contribuer au contraire à aggraver la toxicomanie et même l’extension du sida. La campagne électorale de 1986, qui verra le gouvernement Fabius tenter en vain de couper l’herbe sous le pied de la Droite pour des propositions répressives en matière de toxicomanie, entérine pour un temps le blocage.

Mais dès juin 1986, un groupe de travail sur le sida, coordonné par le professeur Rapin, remet à la nouvelle ministre le rapport demandé par Hervé et lui suggère d’aller au feu sur la question de la libéralisation de la vente de seringues, en n’hésitant pas à braver l’opposition d’une partie du corps médical et du public qui pourraient y voir un encouragement à la toxicomanie.

Pourtant la commission des stupéfiants, à nouveau consultée, réaffirme sa position dans une note du 20 octobre 1986 au directeur de la pharmacie et du médicament, Jacques Dangoumau, estimant que les résultats lui manquent pour avancer un avis sur le plan scientifique et technique. Alors même que Michèle Barzach a dû batailler presque seule au sein d’un gouvernement à orientation répressive, la commission juge que la mesure est "une décision d’opportunité politique"... Mais cette fois-ci son avis n’est pas écouté et les services de la santé rédigent un décret. Celui-ci est envoyé le 28 janvier 1987 pour signature aux autorités nécessaires à la mise en oeuvre d’une pareille mesure : les cabinets du ministre de l’intérieur Charles Pasqua et du ministre de l’économie et des finances Edouard Balladur. Mais là encore, la ministre doit affronter l’hostilité de Chalandon qui déploie son influence auprès de ses collègues pour tenter de ralentir le cours de la procédure. Des quelques jours escomptés, la navette durera plus de trois mois, et le décret ne sera adopté que le 13 mai 1987. Il faut de nouvelles interventions de Barzach auprès du cabinet du premier ministre, qui s’était également vu remettre un rapport en janvier, pour obtenir gain de cause3.

En 1993, Sophie Bourla, une étudiante en droit de l’université Paris X Nanterre préparant un mémoire de DEA sur le sujet, déplorera l’opacité entourant le dossier préparatoire du décret Barzach, contribuant à entretenir la "légende noire" de ce texte. Déçue par l’incomplétude des archives communiquées pour ses recherches, elle obtiendra gain de cause au recours pour excès de pouvoir déposé auprès de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et recevra le reste des documents demandés, l’administration plaidant à sa décharge le malentendu.

Les conclusions du mémoire n’hésiteront pas à dénoncer une volonté de garder le secret dans les mécanismes de prise de décision à l’image de l’affaire contemporaine du sang contaminé. Mais, en réalité, à examiner la chaîne de décision restituée par les documents, il n’y a pas eu de secret d’Etat ou de matière à scandale, mais simplement de la mauvaise volonté politique. Il est évident qu’au sein d’un gouvernement acquis au tout répressif en matière de drogue, on a traîné la patte devant ce qui apparaissait comme un potentiel signe de faiblesse dans la grande bataille alors engagée.

Ecornant d’ailleurs au passage le principe de solidarité gouvernementale, Charles Pasqua déclarait ainsi dans un entretien au Courrier Picard début mars 1987 : "Il faut une certaine naïveté pour imaginer que les toxicomanes soient accessibles aux règles d’hygiène qu’on voudrait leur faire observer. (...) Je crains que cette mesure n’apparaisse comme l’illustration d’un certain fatalisme à l’égard des comportements toxicomaniaques les plus graves." Il s’agissait de ne pas décevoir par des mesures libérales le soutien électoral de puissantes associations de lutte contre la drogue comme le Comité anti-drogue, qui entendait se positionner à l’époque comme un véritable lobby, inondant les pouvoirs publics de rapports en tous genres.

Des résistances professionnelles fortes
Mais parallèlement aux résistances politiques et administratives, la ministre, alors même qu’elle défendait le point de vue de l’autorité sanitaire devant ses collègues, devait également affronter la fronde des professionnels placés sous sa tutelle. "Mais attendez, vous ne voulez pas qu’on les garnisse, les seringues? " est le genre de propos qui remontent alors au ministère de la part des pharmaciens et qui seront rapportés plus tard dans les témoignages de Michèle Barzach.

Le 25 février 1987, la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, prétendant représenter 17500 officines sur les 21000 existantes, réclame dans un communiqué de son président Yannick Marzin le droit pour les pharmaciens d’appliquer la "clause de conscience ". Au nom de l’éthique professionnelle, le pharmacien doit pouvoir décider ou non par lui-même de la délivrance des seringues en fonction de sa propre appréciation du comportement et de l’aspect du client et, de surcroît, ce qui peut s’appliquer en ville n’a pas vocation à l’être dans la "France profonde " où domine la tradition du pharmacien de famille. Plusieurs pharmaciens font part de leur avis négatif dans la presse, telle cette responsable d’une pharmacie du centre des Halles, haut lieu de la toxicomanie urbaine, dans Le Monde en 1987 : "On n’arrête pas un fléau en en favorisant un autre. Pour freiner le sida, on va accélérer la toxicomanie, qui accélère le sida..."4

Par ailleurs, de nombreux médecins énoncent le même genre de propos dans la presse. En mars 1986, dans Le Quotidien du Médecin, Francis Curtet, président de l’association Trait d’Union, dénonce la désinvolture d’une pareille mesure : "Quand on est prêt à jongler avec la folie et la mort, on peut tout autant jongler avec le sida."  Même Jean Dugarin, pourtant défenseur de la méthadone depuis 1972 à Fernand-Widal et sensible par la suite à la réduction des risques, se montre dubitatif dans Libération en août 1985, estimant que l’idée d’une nouvelle législation modifiant les comportements et les risques encourus par les usagers relève du "délire médical et journalistique"5.

Pourtant, à bien y regarder, les professionnels de santé sont plus divisés qu’en apparence : si deux pharmaciens sur quatre s’opposent à la mesure, l’Ordre des pharmaciens et l’Académie nationale de pharmacie se montrent d’accord le 4 décembre 1986 pour modifier la réglementation "de façon à permettre une diffusion plus adaptée". Et, le 14 janvier 1987, le président du conseil national de l’Ordre des médecins déclare dans une lettre au ministre que, même s’il n’y croit pas vraiment, il ne voit "pas d’inconvénient à ce que les seringues soient vendues sans ordonnance par les pharmaciens"6.

Au-delà des oppositions individuelles et des postures contradictoires autour desquelles l’attention médiatique, friande de polémiques, a tendance à se porter en priorité, les principaux organes de représentation professionnelle ont donc donné leur feu vert en temps voulu. Mais le problème vient de la multiplicité des structures (socio-professionnelles, administratives) avec lesquelles le ministère doit s’entretenir : devant les avis contradictoires et les effets de blocage médiatique, la prise de décision est nécessairement retardée. Du reste, Michèle Barzach, mais aussi Simone Veil ou Bernard Kouchner, autres ministres de la santé qui auront tenté de s’investir sur la question de la réduction des risques, convergent rétrospectivement pour dénoncer les mêmes blocages : le poids de l’université dans la formation des médecins, le manque de pratiques en termes d’expériences de proximité (les municipalités françaises manquent cruellement de moyens par rapport aux autres grandes villes d’Europe) et la diabolisation des Pays-Bas, pays de la dépénalisation des drogues douces, mais aussi de la vente libre de seringues généralisée en 1985 (sur la base d’une initiative coordonnée de la mairie de Rotterdam et des associations locales d’usagers en 1984).

Il y a enfin le poids des représentations d’une culture professionnelle des intervenants en toxicomanie qui s’est structurée autour du modèle psychanalytique depuis la fin des années 1970 : l’accent est mis sur les traitements psychothérapeutiques destinés à libérer entièrement le toxicomane de sa dépendance, et tout ce qui ressemble de près ou de loin au principe palliatif a été systématiquement mis à l’écart. Barzach parlera par la suite de la "terreur de l’emprise psy"7 : la peur de déroger au consensus thérapeutique fut là encore un facteur de ralentissement.

A l’épreuve de la durée
Le décret entre néanmoins en application en mai 1987, mais uniquement à titre expérimental pour un an. A la ministre de continuer à défendre sa mesure auprès de ses collègues pour ancrer le dispositif dans la durée. Dès janvier 1988, elle fait valoir l’efficacité de la mesure : dans les régions les plus exposées, l’achat des seringues par les toxicomanes a plus que doublé dans les pharmacies ayant appliqué les directives ministérielles. La mesure est donc prolongée en 1988 d’un an. Les équipes gouvernementales changent entre-temps mais la mesure est définitivement pérennisée en 1989 par Claude Evin, sur le constat positif des enquêtes menées par l’Inserm. Avec par la suite l’expérimentation des programmes d’échange de seringues à partir de 1990, la mise en vente des kits Stéribox à partir de 1991, la mise à disposition gratuite des seringues par les associations à partir de 1995, le décret Barzach a créé une dynamique favorable en décrispant le rapport des professionnels de santé à l’injection.

Ce fut donc la première authentique mesure de réduction des risques en France. Cependant, on aurait tort de penser que l’affaire s’arrête là. Pendant plusieurs années encore, la mise en application du décret rencontre des obstacles relevant de l’interférence avec les services répressifs. Par une contradiction juridique absurde, la détention d’une seringue en France est encore un délit jusqu’au début des années 1990. On voit ainsi des policiers "se faire des crânes", c’est-à-dire tenter de gonfler leurs chiffres en interpelant des usagers aux abords des pharmacies.

En 1993, dans son rapport au premier ministre sur le sida, le professeur Luc Montagnier dénonce cette situation unique en Europe. De leur côté, les associations d’usagers comme Asud (1992) témoignent de la précarité dans laquelle les usagers se trouvent, obligés de se rendre dans les officines au dernier moment, dans une situation d’urgence, de peur des arrestations7.

La pression électorale continue aussi de favoriser le tour de vis répressif : fin 1992, le ministre de l’intérieur Paul Quilès confie une très médiatique mission d’évaluation au préfet Paul Broussard, "le tombeur de Mesrine ". Ce dernier se déclare publiquement réticent aux programmes de vente/échange de seringues, plaidant pour ces derniers un strict encadrement qui en est presque dissuasif8, tandis que la presse ne cesse de rapporter des cas d’exaspération de riverains des abords des officines comme sur le boulevard Bonne-Nouvelle à Paris, avec des chiffres qui prêtent à caution : "On vend ici 1000 seringues par jour, pour les habitants du quartier, c’est l’overdose", écrit France-Soir en juillet 19929. Ce n’est qu’avec la généralisation de la réduction des risques, en 1994-1995, que ce genre de discours commence à bénéficier de moins d’audience et que la vente libre de seringues rentre dans les moeurs.

Enfin, dernier acte de la constitution de la légende noire, en avril 1995, l’avocat Francis Caballero, Asud et quatre toxicomanes séropositifs, sans doute galvanisés par l’ampleur médiatique du procès du sang contaminé, déposent une plainte devant la Cour de Justice de la République pour "coups et blessures involontaires" contre sept anciens ministres aux affaires entre 1985 et 1987 (dont Laurent Fabius, Edmond Hervé, Jacques Chirac et Charles Pasqua). Le collectif les accuse de fautes d’inaction ces années-là et estime à 16000 le nombre de personnes contaminées durant ces deux années fatidiques, chiffre hélas raisonnable10.

La plainte sera classée sans suite en septembre. Le seul scandale dont il fut hélas ici question est celui des lenteurs des temps politique (ralentissement pour causes d’échéances électorales importantes en 1986) et administratif (structures pléthoriques et lourdes à mouvoir). Ce qu’illustre très bien l’ancienne ministre dans son livre Vérités et tabous en 1993 : "Si les historiens des prochains siècles se penchent un jour sur la France des années 1980, ils concevront quelque étonnement de la barbarie froide qui imprègne un pays apparemment policé et moderne. Un pays à la conscience anesthésiée où, pourvu que l’on soit toxicomane, c’est-à dire coupable, forcément coupable, on peut mourir sans que cela dérange. Un pays coiffé d’un pouvoir obscur dont les maîtres apparents, ministres et hauts fonctionnaires, se dissimulent en toute occasion derrière d’improbables “commissions de réflexion” et autres comités d’experts, paravents commodes qui leur évitent justement de trancher lorsqu’il le faudrait."11

C’est ce que nous apprend l’histoire tumultueuse du décret Barzach, mettant en scène une ministre aux mains liées, devant des politiques et des professionnels ayant peur de prendre des initiatives devant la pression de l’opinion publique. Toutefois, bien que ralentie, la prise de décision politique fut possible, et le douloureux accouchement du décret permit rétrospectivement d’introduire en politique une saine réflexion sur la notion de risque sanitaire.


1 Archives du conseiller "drogue" de Jacques Chirac, Antoine Durrleman, Archives Nationales, Fontainebleau, CAC 19910554/3, note "drogue" (chiffres de
l’introduction), notes, comptes-rendus de réunions et de conseils des Ministres

2 Marc Traverson, Pour en finir avec la prohibition des stupéfiants, Paris, Albin Michel, 1995, p.52

3 Sophie Bourla, Martine Jos, Sophie Magnan, La règlementation de la vente des seringues, mémoire de DEA de Droit pénal (dir. Francis Caballero), Université Paris X Nanterre, 1993

4 Le Monde, 21/03/1987 (Pasqua), 27/02/1987 et 28/02/1987 (pharmaciens)

5 Voir Le Courrier des Addictions, no2, 06/2004, "Histoire, histoire… la RDR, pourvu qu’on vive", (Florence Arnold-Richez) et Éric Farges, Les Etats face aux drogues, mémoire de science politique, IEP Grenoble, 2002

6 Le Monde, 25/02/1994 " La chronologie du décret de 1987 est précisée"" (Laurence Folléa)

7 ASUD, no13, hiver 1997/1998, "Mars : trois ministres aux “mains liées”", compte-rendu de la 8e Conférence sur la Réduction des Risques de Paris, 24-27/03/1997. op. cit. et Henri Bergeron, L’Etat et la toxicomanie, Paris, PUF, 1995 (thèse de l’ouvrage)

8 Archives Ministère de l’Intérieur, CAC 19930395/10, dossiers "mission Broussard"

9 France-Soir, 18/07/1992

10 Libération, 4 avril 1995

11 Michèle Barzach, Vérités et Tabous, Paris, Le Seuil, 1994 (cité par Traverson, op. cit. p.62)