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SWAPS nº 66

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Dossier  Prohibition

Les adolescents français premiers consommateurs de cannabis en Europe
Premiers résultats du volet français de l’enquête ESPAD 2011,
extraits de la note de synthèse

par Stanislas Spilka, Olivier Le Nézet /  OFDT - Pôle "enquêtes en population générale", 31 mai

Cette note présente les résultats du volet français de l’enquête ESPAD réalisée auprès des adolescents scolarisés de 15-16 ans sur leurs consommations de tabac, alcool, cannabis et autres drogues illicites. Le rapport complet publié par le Conseil suédois pour l’information sur l’alcool et les autres drogues (CAN) est disponible à l’adresse suivante www.espad.org.

En France... une consommation récente de cannabis en hausse
En 2011, près de deux élèves sur cinq (39%) âgés de 15-16 ans déclarent avoir déjà fumé du cannabis au moins une fois au cours de leur vie, les filles l’ayant fait aussi souvent que les garçons. L’usage récent (au moins une fois au cours des 30 derniers jours) concerne pour sa part 24% des adolescents avec une légère prédominance masculine (26% contre 22%).

Entre 2007 et 2011, les usages déclarés de cannabis au cours du mois des jeunes Français (chez les filles comme chez les garçons) ont fortement augmenté passant respectivement de 15% à 24%. Après une baisse conséquente en 2007, les jeunes garçons retrouvent un niveau quasi équivalent à ceux de 1999 et 2003 contrairement à celui des jeunes filles qui progresse.

Les niveaux d’usages de cannabis opposent aujourd’hui schématiquement l’Europe occidentale à l’Europe de l’est, les niveaux d’usage diminuant progressivement de la façade atlantique à l’Oural. Par ailleurs, la France se distingue clairement des autres pays d’Europe, en étant le seul pays avec un niveau largement supérieur à 15%.

Parmi les pays d’Europe centrale où les usages au cours du mois sont généralement modérés, la République tchèque occupe une place particulière avec un niveau d’usage déclaré supérieur à celui de ses voisins frontaliers directs. Les élèves tchèques demeurent, en 2011, les premiers expérimentateurs de cannabis en Europe juste devant les élèves français (42% vs 39%) alors que les Norvégiens et jeunes Moldaves restent parmi ceux dont les niveaux sont les plus faibles (6%). L’Albanie, pays qui participe à ESPAD pour la première fois, enregistre le niveau le plus faible (4%) suivi de la Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, la France partage avec la Russie, la singularité d’afficher des niveaux d’expérimentation entre filles et garçons identiques.

Le niveau d’usage au cours du mois observé parmi les jeunes Français est trois fois supérieur à la moyenne de l’ensemble des pays (7%). Un tel niveau positionne aujourd’hui les adolescents français comme les premiers consommateurs de cannabis en Europe.

Limites de la légalisation du cannabis
La prohibition des drogues a un siècle. C’est une construction historique. Il est logique, alors que cet édifice traverse une crise grave, que la revendication d’une sortie de la prohibition porte d’abord sur le cannabis, une drogue dont la dangerosité est relativement faible. Rien ne dit que ce combat sera victorieux dans les prochaines années. Mais s’il l’était, ce premier pas ne règlerait qu’une petite partie du problème. Car la prohibition et ses effets pervers continueraient à s’exercer sur toutes les autres drogues, à commencer par la cocaïne et l’héroïne.

Car il existe au moins trois questions délicates. La première concerne les mineurs. Personne ne songe à légaliser le cannabis pour les moins de 18 ans, qui représentent pourtant une part non négligeable des consommateurs et des quantités consommées. Ensuite, la co-consommation d’alcool et de cannabis augmente l’accidentalité routière : boire et fumer du cannabis ou conduire, il faut choisir. De même, la consommation de cannabis n’est pas compatible avec des postes de travail à risque.

Enfin, une faible proportion d’usagers de cannabis ont des troubles psychiatriques parfois sévères. On débat du fait de savoir si le cannabis ne fait que révéler ou bien contribue à provoquer ces troubles chez des sujets prédisposés. Même si ce segment de consommateurs est faible en proportion, il concerne tout de même un nombre non négligeable de personnes à cause de l’augmentation considérable de l’usage. Le problème, c’est qu’actuellement, nous ne disposons d’aucun moyen pour les repérer a priori. Ces questions peuvent être discutées. Elles ne sont pas insurmontables. Il serait, en revanche, naïf et contre-productif de penser pouvoir les éluder.



Faire évoluer les lignes de clivage
Le politologue Ethan Nadelmann, probablement le plus brillant représentant des partisans d’une réforme des politiques de drogues, présentait en 1993 l’idée suivante : a priori, il y a deux positions bien connues, celle des prohibitionnistes et celle des antiprohibitionnistes. En réalité, explique-t-il, il y a quatre positions ou plutôt deux fois deux positions.

 Du côté de la prohibition il y a les durs, les partisans de ce qu’il appelle le "maccarthysme pharmacologique". Pour les adeptes du  "Just say no!", non seulement la légalisation d’une ou de plusieurs drogues ou bien la dépénalisation de l’usage sont des inepties mais l’accès légal aux seringues propres ou les traitements de substitution, en d’autres termes, la réduction des risques, envoient "the wrong message". Mais il existe, dit Nadelmann, des "prohibitionnistes progressistes". Ils sont certes hostiles à toute forme de légalisation mais soutiennent la réduction des risques et, pour certains d’entre eux, la dépénalisation de l’usage.

Du côté de l’antiprohibition, on trouve les partisans du "supermarché des drogues" régulé par la main invisible du marché (il vise évidemment Friedman) et les "légalisateurs pragmatiques". Ces derniers pensent que la déconstruction de la prohibition sera une longue marche et se fera par étapes. Les membres de la "global commission" appartiennent à cette famille. Et Nadelmann de conclure que le dialogue le plus intéressant, celui qui tracera les chemins de l’avenir aura lieu entre les prohibitionnistes progressistes et les légalisateurs pragmatiques qui ont, au moins, un "common ground": la réduction des risques1.

Vingt ans après, nous avons peu progressé. Le dialogue dont il est question commence à peine, et avec quelles difficultés, à émerger. De nombreuses associations, en particulier celles qui ont organisé le 23 septembre 2011 une conférence intitulée "Ces auteurs qui dénoncent la prohibition des drogues", tentent d’animer ce débat. Il apparaît à la fois très technique et très passionnel : la drogue c’est mal contre la drogue c’est bien. Prenons la question autrement : tout indique que les effets contreproductifs de la prohibition vont continuer à croître. Quelles politiques peut-on mener pour répondre à cette situation historique inédite ?

Prohibition, violence et corruption
Si nous n’agissons pas, les mafias continueront à s’enrichir, à corrompre les administrations et les responsables politiques d’un nombre croissant d’Etats, dont l’Afrique, devenue plaque tournante des drogues du monde. A titre d’exemple, le golfe de Guinée, de plus en plus gangréné par le trafic de drogue. Le Togo et la Guinée-Bissau sont, eux, déjà rongés par les narcotrafiquants qui achètent pêcheries et conserveries leur permettant de contrôler un pan essentiel de l’économie et de récupérer facilement les livraisons de cocaïne, avec la complicité des autorités corrompues par les narcodollars. C’est maintenant au tour du Bénin2 d’être touché et, du coup, menacé par les principaux bailleurs de fonds s’il ne lutte pas efficacement contre le trafic de drogue. Le Ghana, la Côte d’Ivoire sont également menacés.

En Amérique du Sud, la Colombie est devenue dans les années 2000 un véritable narco-Etat. La CIA n’a jamais ignoré les relations du président Uribe avec le cartel de Medellin au début des années 1990. En 2009, 30 élus, soit 30% du Congrès colombien, appartenant à des partis appuyant la présidence, ont été incarcérés ou mis en examen pour leurs liens avec des groupes paramilitaires trafiquants de drogue. La violence liée aux cartels, majorée à chaque fois que la répression s’intensifie, pose de sérieux problèmes de sécurité publique au Mexique (5300 morts violentes en 2008 liées aux activités criminelles des cartels), au Venezuela, en Amérique centrale.

En Asie, l’économie afghane rime avec l’opium qui représente près de la moitié de son PIB. Au Pakistan voisin, la transformation de l’opium en héroïne s’accroit en même temps que son trafic. L’Iran est aussi touché de plein fouet et n’est plus seulement un pays de transit.

En Europe, l’influence des cartels dans l’économie européenne est très difficile à mettre en évidence. Mais l’infiltration des mafias dans certains services publics est connue, comme on l’a vu dans le traitement des déchets en Italie. Les mafias albanaises, également présentes dans les pays de l’ex-Yougoslavie, ont des activités développées dans toute l’Union européenne, qu’il s’agisse de trafic de stupéfiants, de cigarettes, d’armes ou d’êtres humains. Les banlieues des grandes villes sont gangrenées par l’argent de la drogue.

Si nous ne faisons rien, le nombre de toxicomanes injecteurs, principales victimes de la guerre à la drogue, continuera de croître en Russie, en Asie, en Afrique, avec une explosion du VIH, des hépatites et de la violence. Plus la répression est forte, plus les groupes mafieux s’arment et plus la violence envahit l’espace public et pénètre dans la société.

Des pistes pour avancer
Face à cette situation, il n’est pas raisonnable de rester dans l’immobilisme. Les conventions internationales ont sans doute été utiles pour lutter contre des "Etats dealers" comme la Grande-Bretagne et la France avec le commerce de l’opium, elles demeurent inefficaces contre les mafias à l’heure de la mondialisation. Laisser miroiter la possibilité d’une société sans drogue est irresponsable. Il est urgent de construire une politique qui respecte une priorité et deux exigences. La priorité est de maintenir ou de reconstruire des sociétés dont le pouvoir politiquen’est pas confisqué par les trafiquants.

La première exigence est de mener une politique cohérente à l’intérieur et à l’extérieur des frontières : dépénalisation de la consommation et création d’un circuit légal de co-développement pour les pays producteurs. La seconde est de développer un message public responsable à l’égard des populations. Ce message doit s’articuler autour de :
– la responsabilisation des citoyens à l’égard de l’usage de produits;
– la protection des mineurs en raison de la dangerositéde l’usage précoce des drogues;
– la réduction des risques pour les usagers de drogues, qui n’est pas une incitation à la consommation mais un ensemble de précautions destinées au contrôle des dommages, que chacun pratique déjà au quotidien dans d’autres domaines3.

L’inscription de la réduction des risques et des dommages dans les programmes de l’ONU est possible et l’Union Européenne y est majoritairement favorable. La France n’a pas à rougir de cette politique menée depuis 25 ans qui a permis d’arrêter l’épidémie de VIH et de réduire les troubles à l’ordre public. Pourquoi ne pas la mettre en avant avec l’Allemagne, le Royaume Uni, l’Espagne, les Pays-Bas, et faire monter au créneau ses représentants pour lancer une dynamique européenne puis onusienne? Le silence de nos responsables nationaux sur le sujet, allant de pair avec l’absence totale de nouvelles initiatives sur le terrain (alors même que les professionnels et plusieurs collectivités locales y sont prêtes), sont incompréhensibles.

Face au constat d’une situation dangereuse pour les sociétés et les individus, face aux effets contreproductifs majeurs de lois très contraignantes et très difficiles à appliquer, le réexamen des conventions internationales est nécessaire à la lumière des connaissances scientifiques, en intégrant dans la réflexion l’alcool et le tabac qui font l’objet d’un traitement à part depuis 1912.

La reconsidération du statut du cannabis pour permettre de développer la prévention et la prise en charge de ses consommateurs –22 millions en Europe et 4 millions en France– est sans doute la première étape, dans l’esprit de la réduction des risques et des dommages.


Les Français de plus en plus opposés à la dépénalisation du cannabis

Les Français sont de plus en plus opposés à la dépénalisation du cannabis, avec 70% de sondés hostiles en juin 2012 contre 63% en juin 2011, une mesure défendue par les écologistes, selon un sondage Ifop pour Atlantico. Les opposants à la dépénalisation n’ont jamais été aussi nombreux depuis 1996 (67% d’opposants), 64% en 2001 et 63% en 2011. Le soutien à la dépénalisation, qui atteignait 34% en février 2001 et 36% en juin 2011, est tombé à 30% en juin 2012.

L’âge joue un rôle déterminant puisque les moins de 35 ans –parmi lesquels se recrutent d’abord les consommateurs de cannabis– sont favorables à 41%, mais ils sont en recul de dix points en un an (51% de sondés favorables en 2011). Les tranches d’âges plus élevées restent massivement opposées avec 32% d’adhésion.

Le clivage politique se retrouve également : les sympathisants de gauche sont nettement plus favorables à la dépénalisation que ceux de droite. Ainsi, 52% des personnes ayant voté pour Jean-Luc Mélenchon sont favorables à la dépénalisation, 41% des électeurs de François Hollande, 29% des électeurs de François Bayrou, 18% des soutiens de Nicolas Sarkozy et 17% des électeurs de Marine Le Pen.

Le sondage a été réalisé du 5 au 7 juin sur un échantillon de 1010 personnes, dont la représentativité a été assurée selon la méthode des quotas. - AFP



1 “Psychoactive drugs and harm reduction : from faith to science”, Whurr publishers, 1993

2 "La Lettre du Continent", 22 septembre 2011

3 Qu’il s’agisse de sa consommation de sucre ou de télévision