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SWAPS nº 5

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Actualité

L'eau de javel, un outil de dernier recours en réduction des risques

par Julien Emmanuelli

L'eau de javel est un produit utilisé, en dernier recours, par les usagers de drogues pour la désinfection des seringues avant réutilisation. Depuis quelques années,le protocole de désinfection proposé par l'IREP a été repris dans la plupart des documents de prévention destinés aux usagers de drogues.
A l'heure où l'eau de javel à 12° est officiellement introduite en milieu carcéral, d'abord comme outil d'hygiène générale mais aussi comme produit de désinfection des seringues usagées en cas de consommation de drogues en prison, il est utile de retracer les étapes de l'évolution de ce message de santépublique à la lumière des nouvelles données scientifiques établies sur le sujet.

Dès 1992, l'AFLS, puis la DGS, soutiennent " l'action eau de javel " de l'IREP, destinée à mettre à disposition des associations de lutte contre le sida des fioles de 150 ml d'eau de javel à 12° ainsi que des flacons d'eau stérile. Cette initiative s'inspire des expériences menées depuis 1986 aux Etats-Unis avec d'autant plus de force qu'elles s'inscrivent là dans un contexte politique rendant difficile la vente et la distribution de seringues stériles.

En France, elle repose sur le constat récurrent que la réutilisation de leur seringue personnelle par les usagers de drogues reste encore largement répandue (les 3/4 des usagers déclarent utiliser leur propre seringue 3 fois en moyenne), situation sans doute liée pour partie à des problèmes d'accessibilité et pour partie à la persistance de " moments à risques " lors desquels des usagers partagent leur seringues; avec, en arrière-plan, un contexte ne favorisant pas le port des seringues.

Incertitudes

Cependant, certaines incertitudes conduisent à fragiliser peu à peu le message " eau de javel " proposé en France : incertitudes sur les conditions d'efficacité de l'eau de javel (concentration optimale, durée minimum d'exposition) par rapport aux virus des hépatites (VHB et VHC) dans un contexte de fortes prévalences et incidences de ces affections chez les toxicomanes français. Mais surtout, incertitudes sur l'efficacité de ce produit contre le VIH, lorsqu'il est dilué, comme l'atteste à l'époque un important débat au sein de la communauté scientifique américaine.
A cette enseigne, une lettre du CDC d'Atlanta, du 19 avril 1993, indique que " l'eau de javel doit rester un élément de la politique de réduction des risques, mais (que) la priorité doit aller à l'utilisation de matériel stérile ", compte tenu du fait, notamment, que l'inactivation du VIH présent dans le sang est moins efficace que prévu et que les temps de contacts minimums (30'' pour de l'eau de Javel américaine non diluée titrant 17°) sont rarement respectés par les usagers.

L'argumentaire du CDC repose alors sur un constat expérimental : l'eau de javel a une efficacité virucide lorsqu'elle n'est pas diluée (5.25 % d'hypochlorite de sodium, soit 5.01% de chlore actif, soit 17° chlorométrique) mais pas quand elle est diluée à 10 % (0.525 % d'hypochlorite de sodium, soit moins de 2° chlorométrique).

Or, l'eau de javel standard française logiquement préconisée par le protocole IREP à cette période correspond seulement à 3.6 % de chlore actif, ce qui en situe donc l'efficacité dans une fenêtre d'incertitude théorique : titrant 12° chlorométrique, l'eau de javel utilisée ne représente en effet que 72 % de la concentration américaine jugée efficace. En l'absence de recherches sur les conditions d'efficacité de l'eau de javel française à 12°, ces informations conduisent à jeter le doute sur le protocole IREP, encore que celui-ci, insistant sur la phase de nettoyage préalable à l'eau, soit plus complet qu'outre-Atlantique.

Compte tenu de ces éléments, et sur la foi d'un document d'analyse complémentaire demandé à l'INSERM U 88 procédant à un bilan des travaux expérimentaux et des études sur les pratiques des injecteurs, une lettre DGS/IREP est envoyée aux associations le 11 juin 1996. Elle vise alors à remplir les objectifs suivants :

- informer sur les incertitudes concernant l'efficacité de l'eau de javel ;
- faire connaître les recommandations américaines ;
- faire évoluer le message eau de javel en insistant sur le fait qu'elle réduit mais n'élimine pas entièrement les risques de transmission des virus ;
- appliquer le principe de précaution : les concentrations doivent être renforcées (24°) en tenant compte des recommandations américaines, dans l'attente de résultats français permettant de statuer sur l'eau de javel à 12° utilisée en France.

A ces conditions, le protocole IREP reste valable comme outil de dernier recours pour la réduction des risques infectieux.

Cependant, l'application du principe de précaution pose inévitablement d'importants problèmes pratiques (réalisation de fioles à 24°). Elle n'a donc de sens que si elle s'applique sur une période transitoire et si, parallèlement, une recherche est mise en œuvre pour déterminer plus précisément les temps de contacts et les concentrations nécessaires à l'inactivation des différents virus.

Nouvelles expériences

A la demande de la DGS, l'équipe INSERM U 271 évalue donc, en construisant un cadre expérimental le plus proche possible des pratiques des usagers de drogues, les conditions d'efficacité de l'eau de javel pour l'inactivation des virus des hépatites B, C et du VIH. Les concentrations d'eau de javel à 12° et 24° sont ainsi testées pour différents temps d'exposition. Les auteurs concluent (printemps 97) que l'eau de javel utilisée aux concentrations et avec les durées de contact proposées dans le protocole IREP initial (12°) inactive les virus des hépatites B et C ainsi que le VIH.
Les résultats concordants de deux études successives conduites chez des canetons (infectés expérimentalement par un virus dérivé de l'hépatite B) qui ont abouti à l'infection systématique des animaux témoins (servant de référence), et à l'absence d'infection des canetons " piqués " avec des seringues désinfectées par de l'eau de javel, étayent cette conclusion.

Une réunion de concertation scientifique, en septembre 1997, rassemblant des virologues permet de valider les résultats de l'étude INSERM U 271 qui attestent une efficacité satisfaisante de l'eau de javel à 12° même si la concentration à 24°, présumée encore plus efficace, reste transitoirement recommandée par les experts (dans l'attente d'études complémentaires sur ce sujet). Il est apparu cependant peu réaliste de proposer un produit qui ne se trouve pas directement dans le commerce où sont distribuées des solution à 12° et des berlingots à 48° à diluer.
La DGS propose donc, en accord avec l'INSERM, l'IREP et les associations consultées sur cette question, un protocole de désinfection plus réaliste, adapté à l'eau de javel à 12°, et resitue le message eau de javel dans la politique globale de réduction des risques. Ainsi, il est notamment rappelé que les actions de réduction des risques doivent s'articuler, de façon pragmatique, autour des priorités suivantes :

- le non partage de la seringue ;
- la non réutilisation de la seringue ;
- la désinfection de la seringue en cas de réutilisation.

La désinfection d'une seringue usagée dans le but de la réutiliser ne doit en effet être envisagée qu'en dernier recours et en l'absence de tout accès à du matériel d'injection stérile. Elle permet de réduire efficacement, mais pas d'éliminer totalement, les risques de transmission des infections en cas de réutilisation de seringues. En dehors des situations de partage direct, dès lors que les seringues sont conservées pour une réutilisation, il existe un risque d'erreur quant au caractère réellement personnel du matériel réutilisé.

A la lumière des conclusions du groupe d'expert, la DGS insiste sur les points suivants :

- le lavage abondant de la seringue usagée à l'eau est déterminant pour la dilution et l'élimination d'un maximum de particules virales (diminution de l'infectiosité). Il est donc recommandé de rincer la seringue avec de l'eau immédiatement après une injection, si la seringue est conservée, et de répéter de nouveau cette opération avant la réutilisation de la seringue ;
- la désinfection à l'eau de javel, opération nécessaire après le rinçage à l'eau, se révèle efficace contre les différents virus (sida, hépatites), sans que l'on puisse mesurer précisément la différence d'efficacité entre de l'eau de javel à 12° (présentation courante pour l'usage domestique) ou à 24°.

Qu'il s'agisse du rinçage à l'eau ou du nettoyage à l'eau de javel, la répétition mécanique des opérations de remplissage et de vidage du corps de la seringue et de l'aiguille est décisive.
Au total, un nouveau protocole de désinfection est désormais recommandé (1), en l'état des connaissances scientifiques et des solutions pratiques existantes, en cas d'impossibilité à disposer d'une seringue neuve :

1. Lorsqu'une seringue est conservée après utilisation : laver abondamment la seringue avec de l'eau courante dès que possible après l'injection afin de la débarrasser de tous débris organiques. Remplir et vider complètement deux fois la seringue.

2. Avant chaque utilisation de seringue usagée :

1/. laver abondamment la seringue avec de l'eau courante. Remplir et vider complètement deux fois la seringue ;
2/. remplir complètement la seringue d'eau de javel, laisser agir au moins trente secondes, vider la seringue et recommencer l'opération au moins une seconde fois afin d'avoir un temps d'exposition total d'au moins une minute. Utiliser de l'eau de Javel à 12° ou, mieux, de l'eau de Javel à 24° ;
3/. rincer complètement la seringue avec de l'eau courante au moins deux fois.


(1) Cette levée des incertitudes et ces clarifications techniques ont également joué un rôle important dans la mise à disposition d'eau de javel à 12° en prison, puisque ce produit qui devait être initialement proposé dilué au " un dixième " puis " au quart " (cf. rapport Gentillini, 1996) y est finalement délivré non dilué (circulaire DGS/DH/DAP du 5 décembre 1996). La note d'information du 21 novembre 1997 de la DGS, qui annonce la mise en œuvre effective d'une distribution gratuite, systématique et régulière d'eau de javel à 12°, complète d'ailleurs cette action en précisant la délivrance conjointe d'une information spécifique quant à son utilisation par les usagers de drogues.