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SWAPS nº 5

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Note de lecture

Des rats et des hommes : à propos du Cannabis

par Catherine Vidal

Dans un éditorial récent, la célèbre revue américaine Scienceannoncait que de nouveaux arguments scientifiques permettent désormais de considérer la marijuana comme une drogue dure. Les arguments en question sont issus de recherches fondamentales menées chez le rat par deux équipes de chercheurs réputés. Les auteurs en question n'hésitent pas à conclure que leurs travaux révèlent un substrat neuronal qui explique que l'usage du cannabis peut conduire à la consommation d'héroïne.

L'importance des enjeux soulevés par ces déclarations appelle un examen attentif du contenu scientifique de ces deux articles (1). Dans celui signé par l'équipe de Di Chiara, il est rapporté que l'injection intraveineuse du composé actif du cannabis, le THC (tétrahydrocannabinol), augmente la concentration d'un neurotransmetteur, la dopamine, dans une région délimitée du cerveau, le noyau accumbens.
Or ce noyau est précisément impliqué dans les circuits de récompense du cerveau, sensibles à l'action de nombreuses drogues : opiacés, cocaïne, nicotine et amphétamines. Cet effet du THC signerait son appartenance à la catégorie des drogues dures engendrant plaisir (reward) puis dépendance (addiction).
Cette expérience est la première du genre à avoir donné des résultats positifs, les tentatives précédentes ayant échoué. Les raisons invoquées par les auteurs tiennent d'une part au choix de l'espèce de rat étudiée : on observe des effets du THC chez les rats de type Sprague-Dawley mais pas chez les rats Long Evans (!). D'autre part le ciblage de la région du noyau accumbens doit être précis, à 200 microns près l'effet n'est plus observable.

La dopamine comme preuve

Une question cruciale à élucider est celle de la signification physiologique de la capacité d'une substance à stimuler la libération de dopamine dans le noyau accumbens. On remarquera que la dopamine est aussi libérée dans des situations naturelles associées aux comportements alimentaire et sexuel ainsi qu'en réponse au stress. Les drogues les plus variées, cocaïne, amphétamine, alcool, morphine, méthadone, fentanyl, héroïne, nicotine et phencyclidine augmentent toutes la concentration de dopamine dans le noyau accumbens.
Cependant, le même effet s'observe également avec des substances qui ne sont pas l'objet d'abus comme le neuroleptique, halopérodol (Haldol®).
Manifestement, chez le rat, la libération de dopamine dans le noyau accumbens est un phénomène non spécifique qui répond à des processus adaptifs mis en jeu dans une grande variété de situations environnementales et artificielles.

En ce qui concerne l'être humain, la question n'est pas tant de savoir si les mêmes circuits que le rat sont stimulés par la dopamine, mais si cette activation a quelque chose à voir avec la réalité socio-culturelle de la consommation et de la dépendance aux drogues. Dans le modèle rat décrit par Di Chiara, l'effet du THC sur la dopamine est annulé par l'injection préalable d'un antagoniste des récepteurs opiacés.
Cette observation laisse penser que l'action du THC passerait par l'intermédiaire des circuits de neurones sensibles aux opiacés, d'où la conclusion des auteurs : "l'homologie entre les effets du THC et de l'héroïne est à prendre en considération dans la relation entre la consommation de cannabis et la probabilité de consommer de l'héroïne".

Extrapolations dangereuses

La qualité de pharmacologiste spécialisé dans le cerveau du rat n'est pas forcément un pré-requis pour évaluer la pertinence de ces conclusions. Il s'agit d'avantage de juger la validité d'extrapoler les effets d'une injection unique de THC sur le cerveau du rat aux comportements humains en prise avec une consommation chronique de drogues.
Dans le cas précis du cannabis, le modèle rat s'est révélé " décevant " par rapport aux résultats obtenus avec d'autres drogues d'abus. En particulier, un comportement d'auto-administration de THC n'a jamais été mis en évidence chez le rat.
Pour contourner le problème, le groupe de Koob a procédé à des administrations quotidiennes, pendant 14 jours, d'un dérivé du THC puis mesuré la concentration d'un neuropeptide, le CRF (corticotropin-releasing factor) dans le noyau de l'amygdale.
Il a été montré chez le rat, que la libération importante du CRF est observée suite à une injection unique après ces 14 jours d'un antagoniste spécifique des récepteurs du cannabis CB1. L'objet de cette procédure est de tenter d'induire un syndrome d'abstinence au cannabis, par analogie avec l'abstinence précipitée produite par les antagonistes des opiacés après administration chronique de morphine ou héroïne. L'injection de l'antagoniste des récepteurs CB1 entraîne des signes comportementaux typiques du syndrome de sevrage aux opiacés chez le rat : secousse du corps, toilettage compulsif, salivation, diahrrée etc.
Dans cette expérience, un autre paramètre mesuré est l'expression de la protéine Fos qui représente un marqueur de l'activation neuronale telle qu'on l'observe, par exemple, en réponse au stress.
Les résultats montrent que Fos est exprimée dans de nombreuses zones du cerveau après l'injection de l'antagoniste des récepteurs CB1 : ces régions comprennent en particulier l'ensemble du système limbique, les ganglions de la base et le tronc cérébral. Ces structures jouent un rôle important dans les réactions émotionnelles, dans leur traduction sur le plan moteur et au niveau du système nerveux végétatif.

Ces résultats expliqueraient les symptômes d'irritabilité et d'inconfort rapportés chez l'homme en situation de sevrage après consommation prolongée de marijuana.

Science et politique

Dans leur conclusion, les auteurs soulignent que la similarité entre les signes d'abstinence précipitée au cannabis et aux opiacés est révélatrice d'un substrat neuronal commun ouvrant la voie du passage du cannabis aux drogues dures. Comme dans l'article discuté plus haut, se pose la question de la spécificité des effets des drogues chez l'animal.
Chez le rat, non seulement le cannabis résiste à l'auto-administration mais aucun effet comportemental n'est manifeste après injection chronique ou interruption du traitement. A l'opposé, les effets des drogues comme les opiacés, l'alcool ou la cocaïne sont spectaculaires.
Or, malgré la diversité d'action des différentes drogues, le même syndrome d'abstinence est observé. Les nombreux circuits de neurones qui sont impliqués dans ces manifestations comportementales - ainsi que dans les réactions au stress - correspondent à des mécanismes adaptatifs fondamentaux mis en jeu par le rat placé en situation expérimentale.
Il faut garder à l'esprit que dans ce type de situation, le rat est réduit à se comporter non pas comme un rat, mais comme un sujet destiné à répondre aux impératifs de l'expérimentateur et à produire des résultats quantifiables.

L'attitude qui consiste à transposer directement et sans précautions des résultats obtenus chez l'animal à l'être humain est de plus en plus fréquente, que ce soit de la part des scientifiques ou des médias.
Ce type de démarche a conduit à classer la nicotine parmi les drogues dures, avec les implications socio-économiques que l'on sait, comme par exemple aux Etats-Unis avec les accords financiers passés entre l'industrie du tabac et le ministère de la justice face aux associations anti-tabac.
Comme le souligne très bien Isabelle Stengers dans son dernier ouvrage (2) à la question " qu'est-ce qu'une drogue ? ", la réponse vient de la politique :
"En dehors de la politique, aucun toxicologue ne songerait à regrouper l'ensemble des drogues dans la même catégorie. Et pourtant lorsqu'il s'agit de plaider pour le maintien de la législation actuelle, ce sont les experts dits scientifiques que l'on fait monter au créneau, comme si la politique devait se cacher derrière la science."


(1) Science, vol. 276, 27 juin 1997.

(2) Isabelle Stengers, Science et Pouvoirs, La Découverte, 1997.