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SWAPS nº 5

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Actualité

Quelle place pour les familles de toxicomanes

par Jean Fournié

Considérée comme " pathogène ", la famille de l'usager de drogues a longtemps été tenue à l'écart des dispositifs de prise en charge et de soins. L'épidémie de sida, d'hépatites, le développement des actions locales, la diversification des modalités de traitement et de prise en charge des toxicomanes tendent aujourd'hui à modifier cette donne. La réduction des risques conduit à prendre en compte l'environnement social des usagers de drogues et à s'appuyer sur des réseaux de sociabilité issus de la société civile dans lesquels les familles et les proches ont un rôle important à jouer.

Les problèmes soulevés par l'accueil et la prise en charge des familles de toxicomanes sont une question récurrente au sein du dispositif spécialisé en toxicomanie. Dès l'ouverture des premiers centres d'accueil, des parents s'adressent aux professionnels dans l'espoir de trouver des réponses à leurs inquiétudes ou à leur angoisse face au phénomène nouveau que représente la toxicomanie.

Cependant, les initiatives destinées à accompagner les familles demeureront longtemps isolées et marginales. Les conditions de création du dispositif spécialisé et les exigences propres à sa mise en place vont concourir à reléguer les familles à la marge des institutions de soins et nourrir les termes d'un malentendu durable entre parents et professionnels.

Alors que les parents s'adressent aux centres d'accueil dans l'espoir d'y trouver de l'aide et un soutien pour inciter leur fille ou leur fils à s'engager dans une démarche de soins, on leur répond qu'en leur absence et sans une volonté expresse de venir consulter, il n'y a rien à faire.

Disposant, en outre, d'informations partielles voire contradictoires, les familles éprouvent une réelle difficulté à se situer par rapport aux représentations du " phénomène drogue ", ce phénomène creusant un véritable fossé entre le discours des spécialistes et le vécu des familles.

Les familles "hors-la-loi"

Ce décalage trouve en partie son origine dans la loi du 31 décembre 1970. La loi de 1970, en pénalisant l'usage simple de substances illicites, quelles qu'elles soient, avait été construite autour d'une barrière externe reposant sur " l'idéal d'un monde pur, libéré de toute drogue, et se donnant pour objectif l'éradication du phénomène " (1). La réponse aux problèmes soulevés par l'usage a été pénale (interdiction de l'usage) et/ou médicale (injonction de sevrage).
Or l'innovation que représentait l'incrimination de l'usage privé s'est non seulement révélée impuissante à en enrayer l'extension, mais a contribué à " externaliser " les problèmes posés par l'usage des drogues : le traitement de la toxicomanie a consisté à extraire l'individu de son contexte pour isoler la variable " pathogène " et tenter de l'éliminer par la punition ou par la cure pour, ensuite, réintégrer le toxicomane dans la société (2).

En évacuant le fait que le toxicomane reste un individu social qui a affaire à une famille, des voisins, des proches, etc., l'approche médico-pénale de la toxicomanie a eu pour effet de désengager les familles en ne laissant aucun espace à un tiers terme qui aurait permis de s'appuyer sur les contrôles sociétaux et des régulations plus informelles - parmi lesquels la famille occupe une position privilégiée - pour " domestiquer " la toxicomanie.

Le compromis médico-pénal réalisé par la loi de 1970 a eu un certain nombre de conséquences négatives pour les familles :

-le raccourci en forme d'équation : usage de drogues = délit= pénalisation de la toxicomanie, en conduisant à escamoter la toxicomanie derrière la délinquance (3) s'est traduit par la stigmatisation des familles de toxicomanes avec des répercussions en termes de marginalisation sociale et d'exclusion;

-la labellisation d'un comportement comme " pathologique ", relevant d'un traitement confié à des spécialistes, a contribué au désengagement des familles;

-la confusion entretenue entre les différentes drogues et l'absence de distinction entre l'abus et l'usage dramatisant - ou à l'inverse minimisant - le phénomène, ont privé les familles d'une possibilité d'intervention éducative adaptée - et crédible - tant en ce qui concerne la prévention qu'au niveau de l'intelligibilité des stratégies thérapeutiques mises en œuvre et de la nécessité d'un accompagnement sur la durée.

Cette situation " d'exclusion " des familles des politiques publiques en matière de drogue s'est trouvée confortée par les prérogatives de l'Etat dans la lutte contre la toxicomanie. Les fonctions dévolues à l'Etat quant à ses compétences ont longtemps constitué un frein aux initiatives locales et à la mobilisation d'acteurs issus de la société civile.

De nouveaux acteurs dans le champ de la prévention ?

C'est dans un tel contexte que se multiplient, depuis quelques années, des initiatives émanant de parents de toxicomanes. A l'instar de ce qui se passe dans d'autres pays, des groupes-parents (4) ont vu le jour un peu partout en France : d'abord en région parisienne et à Marseille, plus récemment à Lille, Strasbourg, Montpellier, Lyon, Rouen, Perpignan, ou Béziers, des parents mais aussi des proches de toxicomanes se mobilisent pour tenter de trouver collectivement des réponses aux questions qu'ils rencontrent.

Témoignant de l'insuffisance et de l'inadaptation des dispositifs en place, ces différentes initiatives, en dépit de leur disparité, recoupent un ensemble de besoins et de préoccupations communes : volonté des familles et des proches des toxicomanes de rompre avec l'isolement et de faire entendre leur voix, exigence de solidarité et d'entraide, besoin d'échanger et de partager entre parents confrontés à la même " galère ", souci d'une meilleure implication des familles dans le champ de la prévention et du soin. Au-delà d'une mise en commun des difficultés à vivre au jour le jour avec un enfant ou un proche toxicomane, l'objectif est d'instaurer une dynamique de changement et de réduire les risques d'isolement auxquels sont confrontés les parents et les proches de toxicomanes, y compris au sein de leur propre famille.

Les bénéfices les plus couramment mentionnés portent sur la fin de l'isolement et la réparation des effets de la stigmatisation, l'atténuation de la culpabilité et la restauration d'une parole autour du vécu de la toxicomanie, la reconstruction de liens sociaux pour des familles qui avaient été peu à peu conduites à se replier sur elles-mêmes et à s'isoler. Le travail d'élaboration au sein du groupe permet aux parents, à partir d'une meilleure acceptation de l'individuation du jeune - ou du moins jeune toxicomane, de s'interroger sur leur propre rapport aux soins et de ne plus être en position symptomatique par rapport aux institutions.
Les soins - et le " souci " dont il participe - sont par là même remis à leur juste place, le recours à un traitement ou à une prise en charge étant démythifié et relativisé, intégré comme participant de la reconnaissance du jeune adulte dans sa capacité à prendre une décision et à s'y tenir. De la même manière, cette prise de conscience permet de mieux accepter le fait que celui-ci ne soit pas prêt, à un moment donné, d'arrêter sa consommation.

A côté et en dehors des formes traditionnelles de prise en charge au sein des institutions spécialisées, les groupes-parents tentent d'une manière autre et spontanée de reconstruire du lien social et de restaurer les liens familiaux grâce à des micro-espaces de parole partagée, abritées des visées instrumentales et normatives des institutions.
Les revendications de nature sécuritaire, souvent présentes au début, ont généralement tendance à s'estomper et à céder le pas aux préoccupations - et éventuellement aux revendications - de santé publique. De même que les groupes de santé communautaire, les groupes-parents jouent un rôle de médiation entre les usagers de drogues, les familles et l'ensemble des dispositifs sanitaires et sociaux. Ils constituent - et sont susceptibles de constituer - autant de passerelles vers un meilleur accès aux soins des usagers de drogues et, pour les parents qui en font la demande, rendent souvent possible une orientation ultérieure vers une consultation spécialisée.
Plus généralement, les groupes-parents participent d'un changement des représentations associées à l'usage des drogues, d'abord à l'intérieur des familles, puis au sein de la société. Espaces autonomes de socialisation, ils contribuent à la construction de nouvelles solidarités et rendent compte d'une démarche de citoyenneté qui sont autant d'atouts pour la mise en œuvre d'une politique de réduction des risques. Il semble d'autant plus nécessaire d'en suivre et d'en accompagner l'évolution et de se montrer attentifs au message que les groupes-parents nous font parvenir : s'il y a urgence pour les toxicomanes, il y a aussi urgence pour les familles.


(1) Antoine Garapon : Justice et drogue in Vivre avec les drogues, Seuil, 1996.

(2) Voir l'article de Jean de Munck : La consommation de drogues dans le conflit des normes in Vivre avec les Drogues, Seuil, 1996.

(3) Dominique Charvet : L'homme de droit et la toxicomanie in Individus sous influence, Esprit, 1991.

(4) Pour en savoir plus : Familles et Toxicomanies, initiatives privées et publiques : groupes parents, service d'aide téléphonique, de nouveaux espaces pour la parole. OFDT, juillet 1997.