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SWAPS nº 53

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Dossier précarité

Précarité économique, précarité affectivo-sexuelle et addictions

par Jean Maisondieu

Le texte reproduit ci-dessous est une version raccourcie de la présentation de Jean Maisondieu lors des 2e Assises de la Fédération française d'addictologie1. Dans cette passionnante intervention, le psychiatre et spécialiste en alcoologie dénonçait le rôle de l'engrenage exclusion/précarité comme source de déliaison favorisant conduites addictives et autres conduites à risque.

Le terme de précarité est défini ainsi (Petit Robert) : "dont l’avenir, la durée, la solidité ne sont pas assurés", "ce qui peut à chaque instant être remis en question". Renvoyant à la fois à la dépendance et à l’éphémère, la précarité a un fort potentiel anxiogène.

Depuis que le chômage a pris un caractère endémique, la précarité de l’insertion sociale liée à la pauvreté occupe une place prépondérante dans le quotidien de ceux qui vivent aux alentours du seuil de pauvreté et dans les esprits des autres qui craignent de les rejoindre. C’est cette précarité économique qui a toujours existé mais qui diffuse aujourd’hui dans l’ensemble de la société.

La précarité des liens d’alliance
Cependant il est une autre précarité dont on parle moins : c’est la précarité des liens d’alliance. Elle concerne au premier chef le domaine affectivo-sexuel, en corrélation avec le recul du mariage, l’augmentation des divorces et la libéralisation sexuelle, et aussi la moindre dépendance des femmes à l’égard des hommes par leur accès au monde du travail.

Les femmes et les hommes d’aujourd’hui sont donc confrontés à la précarité à la fois dans le monde du travail censé leur permettre d’obtenir des "moyens convenables d’existence" et dans leur vie privée où l’amour rimant avec toujours a cédé la place au constat que "les histoires d’amour finissent mal en général". Les familles cessent d’être les "foyers clos" (Gide) immuables et rigides pour devenir le théâtre de séparations et de recompositions impliquant une aptitude certaine à la flexibilité des engagements affectifs.

On peut poser que si la précarité économique est du registre de la satisfaction des besoins, la précarité affectivo-sexuelle s’inscrit, elle, dans le champ du désir. Malgré cette différence, toutes deux sont identiquement porteuses de menaces de perte ou d’abandon. De ce fait, les femmes et les hommes d’aujourd’hui éprouvent et font partager à leurs enfants un sentiment anxiogène d’insécurité et une crainte des engagements affectifs qui concourent à favoriser l’individualisme et à réduire la solidarité.

Le résultat de ce repli défensif des individus sur eux-mêmes est paradoxalement un accroissement de la précarité dans les deux domaines : l’économique et l’affectif. Quel que soit le domaine où elle sévit, la précarité génère de la précarité par l’anxiété et l’insécurité qu’elle provoque et qui la renforcent en retour.

Il paraît légitime d’attribuer à l’existence de ces interactions circulaires entre les deux précarités et leurs conséquences, l’apparition de deux phénomènes non dénués d’effets sur la santé mentale : d’une part l’importance accrue attachée par tous les individus à la recherche du profit, ce qui est un élément déterminant dans la genèse de l’exclusion et donc de la précarité économique. D’autre part une tendance à privilégier la sensation sur l’émotion dans le domaine affectivo-sexuel.

Précarité économique et recherche du profit
La recherche du profit devient une maltraitance sociale et acquiert un authentique pouvoir pathogène quand devenant recherche du profit pour le profit, elle va de pair avec une remise en cause de la fraternité. Dans cette conjoncture particulière, au "tous pour un, un pour tous" des Trois Mousquetaires qui pourrait définir la fraternité solidaire tend à se substituer le chacun pour soi d’un libéralisme effréné.

Ceci a pour résultat qu’un clivage apparaît dans la société entre ceux qui peuvent y garder une place décente parce qu’ils disposent des moyens convenables d’existence et ceux qui ne le peuvent pas parce qu’ils ont perdu leurs moyens. Ils les perdent d’abord sur le plan matériel, puis sur le plan psychologique quand, mis sur la touche et déconsidérés, vivant dans la honte de devoir mendier leur survie, ils connaissent "cette souffrance qu’on ne peut plus cacher" (Lazarus Sthrol).

Ce clivage, c’est la fameuse "fracture sociale" séparant les inclus des exclus. Il s’est installé assez rapidement dans notre pays puisque les "nouveaux pauvres" y ont fait leur apparition dans les années 1970 et qu’en 1991 Alain Touraine pouvait déjà affirmer que pour l’ensemble des Français, la question n’était plus de trouver sa place sur l’échelle sociale mais d’avoir une place dans la société.

Quand la précarité est à l’ordre du jour, chacun désire se mettre à l’abri du besoin et cherche à obtenir un capital lui servant de réserve et pouvant éventuellement travailler pour lui. Compte tenu de la contrainte exercée par les lois d’un marché, ce n’est plus l’économie qui est au service des individus mais les individus qui sont passés au service de l’économie.

Le "syndrome d’exclusion"
Dans ce nouvel ordre, l’individu ne compte donc plus pour ce qu’il est - c’est-à-dire une personne à la valeur inestimable -, il compte seulement pour ce qu’il a et pour son utilité comme producteur ou comme consommateur. S’il a des moyens, il est quelqu’un. S’il n’a rien, il ne compte pas. S’il ne sert à rien et qu’en outre il coûte cher à entretenir, il est en danger d’être condamné à la mort sociale. Vécu et se vivant comme inutile, il connaît la honte, la désespérance et l’inhibition affectivo-cognitive, véritable "syndrome d’exclusion", essayant alors de soulager ses souffrances en recourant aux drogues et à l’alcool - à moins qu’il ne se suicide faute de pouvoir vivre dignement.

On est là dans le champ en pleine expansion des détresses psycho-sociales qui n’ont rien à voir avec les maladies mentales même si ces dernières peuvent évidemment les favoriser.

Le personnage emblématique des effets délétères de cette précarité économique est le SDF. Il a succédé au fou comme symbole de l’exclusion. Il trouve dans l’alcool principalement, mais pas seulement (surtout chez les jeunes errants), le viatique lui permettant de supporter sa situation - tout en accélérant sa fin.

Pour ne pas devenir un laissé pour compte voué à la précarité puis à l’exclusion et à la rue, chaque individu se trouve donc plus ou moins contraint de participer à la course à la réussite. Dans une telle course, qui a pour but de se faire une place et qui est d’autant plus stressante qu’il n’y a pas de places pour tout le monde, la solidarité s’efface derrière la rivalité. Une rivalité d’autant plus sévère que non seulement nul n’ignore le destin des perdants, mais qu’en plus chacun est au moins inconsciemment imprégné de l’idéologie dominante qui est peu ou prou celle de l’utilité sociale dans laquelle le droit de vivre ne va plus de soi, laissant place au questionnement : "Est-il "utile" de vivre si l’on n’est pas profitable au profit ?" (Viviane Forrester).

On peut aussi se demander si l’OMS n’entérine pas à sa façon ce primat de l’économique sur l’individu quand elle redéfinit la santé mentale comme "un état de bien-être dans lequel la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux, et contribuer à la vie en communauté". "Travailler plus pour gagner plus", n’est-ce pas un symptôme du "complexe de Midas" d’Ernst Borneman ? Ce roi légendaire qui faillit mourir sur son tas d’or après que Dionysos ait exaucé son voeu que tout ce qu’il toucherait se transformerait en or... Avec le risque que la soif des richesses se transforme en addiction, tant il est vrai que les besoins des individus ont des limites qui ne peuvent pas être franchies lorsqu’ils sont satisfaits, alors que le désir de s’enrichir ne connaît aucune limite.

Précarité affectivo-sexuelle et addictions
Remettant en cause le principe de la dignité de la personne selon lequel tout être humain doit être traité comme une fin en soi, la notion d’utilité sociale trouve son pendant dans le domaine affectivo-sexuel. Cela se produit dès lors que l’individu est perçu et se sent plus objet que sujet. Reconnu seulement dans sa dimension utilitaire, l’individu entre dans une logique commerciale dans ses échanges avec ses partenaires.

Conscient donc qu’il n’intéresse pas autrui pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il peut lui apporter comme satisfaction et qu’il cessera de l’intéresser dès que celui-ci aura obtenu ce qu’il voulait, l’individu évite de s’engager sur le plan affectif. Dans la quête du plaisir, il privilégie la sensation sur l’émotion pour moins souffrir d’une rupture attendue. Ce comportement de recherche de sensation retrouvé dans les conduites à risque et autres "défonces" est facilement adopté par les personnalités borderline ou dépendantes et chez les sujets alexithymiques2, si souvent enclins aux conduites addictives. Il est aussi puissamment entretenu par la société.

Il est donc logique qu’il y ait une montée en puissance des usages de produits, notamment chez les adolescents mal dans leur peau et qui ont du mal à se situer dans des familles aux limites changeantes ainsi que chez les jeunes adultes qui peinent à s’inscrire dans un monde peu accueillant. D’autant qu’ils trouvent largement de quoi calmer leurs angoisses et alimenter leurs rêves d’évasion sur le marché florissant des drogues licites et illicites. Elles leur permettent d’accéder à la jouissance en évitant la rencontre avec l’autre, vécue comme dangereuse dès lors qu’elle impliquerait un réel engagement affectif.

On connaît la définition de Goodmann selon laquelle l’addiction est un "processus par lequel un comportement susceptible de permettre à la fois la production d’un plaisir et le soulagement d’une sensation de malaise s’organise selon des modalités qui incluent à la fois une perte de contrôle et la poursuite de ce comportement, malgré la connaissance de ses conséquences négatives". Je préfère parler de recherche de jouissance, car cela permet de pointer que toutes les conduites addictives sont d’ordre autoérotique quel qu’en soit l’objet et donc de les situer par rapport à la relation à autrui et notamment à autrui de l’autre sexe.

Les conduites addictives seraient la réponse à un refus d’une quelconque dépendance affective à autrui et donc une réponse pathologique à la précarité affectivo-sexuelle.

La précarité est une maltraitance
Ceci posé, il existe aussi des liens complexes entre addictions et précarité économique. Nombre d’addictions conduisent à la précarisation des conditions de vie. Inversement, la précarité économique facilite l’apparition et surtout l’aggravation des conduites addictives. La honte de l’exclu de n’avoir sa place dans la société rejoint le mépris de l’"inclus" à l’égard de celui qui ne sait pas faire sa place pour inhiber finalement tout engagement affectif de part et d’autre. In fine, l’exclusion générerait l’addiction chez l’exclu mais aussi chez l’inclus.

Ainsi les deux précarités, l’économique et l’affective, se rejoignent. Cette conjonction s’explique parce qu’elles correspondent l’une et l’autre au "fait de ne pas prendre autrui en considération", ce qui est le sens figuré du terme "autruicide" (Grand Robert).

La précarité n’est pas une maladie, elle est bel et bien une maltraitance. Sur le plan économique, c’est le meurtre de l’autre en tant qu’entité bio-psycho-sociale. Meurtre discrètement réalisé en supprimant ses moyens convenables d’existence. Sur le plan affectivo-sexuel, c’est la négation du sujet par son assignation à un simple statut d’objet.

Ce déni de fraternité rend compte de ce qui, dans les altérations de la santé mentale, est une entrave à l’état de bien-être tout en ne relevant pas de la maladie mentale ou du handicap. Il s’agit toujours d’une atteinte au statut de sujet de l’individu. Pour parvenir à le restaurer dans ce statut, il convient en ce qui nous concerne ici de ne pas considérer précarité et addictions comme des comorbidités.

Même si la précarité vécue par un individu a à voir avec son éventuelle vulnérabilité et/ou ses conduites addictives - qui, elles, sont à traiter dans le champ médico-psychiatrique -, elle acquiert un pouvoir pathogène propre dès lors que l’individu empêtré dans son addiction n’a plus des "moyens convenables d’existence".

C’est alors aux travailleurs sociaux d’intervenir. Les soignants s’occupent de l’individu en difficulté avec lui-même, les autres intervenants s’occupent de l’individu en difficulté avec les autres. Et pour que leurs interventions aient quelques chances de succès, il convient que l’individu concerné reste le maître d’oeuvre de son existence et qu’il puisse disposer non seulement d’un droit à la parole dans les différents projets le concernant, mais aussi d’un droit au secret, ce respect qui seul fait de l’individu une personne.



1 "Addictions et comorbidités : comment travailler ensemble ?",
Assises nationales de la Fédération française d’addictologie,
Paris, 27-28 septembre 2007
2 L’alexithymie, du grec "alpha" (privatif), "lexis" (mot) et "thymos" (humeur), désigne les difficultés dans l’expression verbales des émotions communément observées parmi les patients psychosomatiques.