Santé Réduction des Risques Usages de Drogues |
Le texte reproduit ci-dessous est une version raccourcie de la présentation de Jean Maisondieu lors des 2e Assises de la Fédération française d'addictologie1. Dans cette passionnante intervention, le psychiatre et spécialiste en alcoologie dénonçait le rôle de l'engrenage exclusion/précarité comme source de déliaison favorisant conduites addictives et autres conduites à risque.
Le terme de précarité est défini ainsi (Petit Robert) : "dont lavenir, la durée, la solidité ne sont pas assurés", "ce qui peut à chaque instant être remis en question". Renvoyant à la fois à la dépendance et à léphémère, la précarité a un fort potentiel anxiogène.
Depuis que le chômage a pris un caractère endémique, la précarité de linsertion sociale liée à la pauvreté occupe une place prépondérante dans le quotidien de ceux qui vivent aux alentours du seuil de pauvreté et dans les esprits des autres qui craignent de les rejoindre. Cest cette précarité économique qui a toujours existé mais qui diffuse aujourdhui dans lensemble de la société.
La précarité des liens dalliance
Cependant il est une autre précarité dont on parle moins : cest la précarité des liens dalliance. Elle concerne au premier chef le domaine affectivo-sexuel, en corrélation avec le recul du mariage, laugmentation des divorces et la libéralisation sexuelle, et aussi la moindre dépendance des femmes à légard des hommes par leur accès au monde du travail.Les femmes et les hommes daujourdhui sont donc confrontés à la précarité à la fois dans le monde du travail censé leur permettre dobtenir des "moyens convenables dexistence" et dans leur vie privée où lamour rimant avec toujours a cédé la place au constat que "les histoires damour finissent mal en général". Les familles cessent dêtre les "foyers clos" (Gide) immuables et rigides pour devenir le théâtre de séparations et de recompositions impliquant une aptitude certaine à la flexibilité des engagements affectifs.
On peut poser que si la précarité économique est du registre de la satisfaction des besoins, la précarité affectivo-sexuelle sinscrit, elle, dans le champ du désir. Malgré cette différence, toutes deux sont identiquement porteuses de menaces de perte ou dabandon. De ce fait, les femmes et les hommes daujourdhui éprouvent et font partager à leurs enfants un sentiment anxiogène dinsécurité et une crainte des engagements affectifs qui concourent à favoriser lindividualisme et à réduire la solidarité.
Le résultat de ce repli défensif des individus sur eux-mêmes est paradoxalement un accroissement de la précarité dans les deux domaines : léconomique et laffectif. Quel que soit le domaine où elle sévit, la précarité génère de la précarité par lanxiété et linsécurité quelle provoque et qui la renforcent en retour.
Il paraît légitime dattribuer à lexistence de ces interactions circulaires entre les deux précarités et leurs conséquences, lapparition de deux phénomènes non dénués deffets sur la santé mentale : dune part limportance accrue attachée par tous les individus à la recherche du profit, ce qui est un élément déterminant dans la genèse de lexclusion et donc de la précarité économique. Dautre part une tendance à privilégier la sensation sur lémotion dans le domaine affectivo-sexuel.
Précarité économique et recherche du profit
La recherche du profit devient une maltraitance sociale et acquiert un authentique pouvoir pathogène quand devenant recherche du profit pour le profit, elle va de pair avec une remise en cause de la fraternité. Dans cette conjoncture particulière, au "tous pour un, un pour tous" des Trois Mousquetaires qui pourrait définir la fraternité solidaire tend à se substituer le chacun pour soi dun libéralisme effréné.Ceci a pour résultat quun clivage apparaît dans la société entre ceux qui peuvent y garder une place décente parce quils disposent des moyens convenables dexistence et ceux qui ne le peuvent pas parce quils ont perdu leurs moyens. Ils les perdent dabord sur le plan matériel, puis sur le plan psychologique quand, mis sur la touche et déconsidérés, vivant dans la honte de devoir mendier leur survie, ils connaissent "cette souffrance quon ne peut plus cacher" (Lazarus Sthrol).
Ce clivage, cest la fameuse "fracture sociale" séparant les inclus des exclus. Il sest installé assez rapidement dans notre pays puisque les "nouveaux pauvres" y ont fait leur apparition dans les années 1970 et quen 1991 Alain Touraine pouvait déjà affirmer que pour lensemble des Français, la question nétait plus de trouver sa place sur léchelle sociale mais davoir une place dans la société.
Quand la précarité est à lordre du jour, chacun désire se mettre à labri du besoin et cherche à obtenir un capital lui servant de réserve et pouvant éventuellement travailler pour lui. Compte tenu de la contrainte exercée par les lois dun marché, ce nest plus léconomie qui est au service des individus mais les individus qui sont passés au service de léconomie.
Le "syndrome dexclusion"
Dans ce nouvel ordre, lindividu ne compte donc plus pour ce quil est - cest-à-dire une personne à la valeur inestimable -, il compte seulement pour ce quil a et pour son utilité comme producteur ou comme consommateur. Sil a des moyens, il est quelquun. Sil na rien, il ne compte pas. Sil ne sert à rien et quen outre il coûte cher à entretenir, il est en danger dêtre condamné à la mort sociale. Vécu et se vivant comme inutile, il connaît la honte, la désespérance et linhibition affectivo-cognitive, véritable "syndrome dexclusion", essayant alors de soulager ses souffrances en recourant aux drogues et à lalcool - à moins quil ne se suicide faute de pouvoir vivre dignement.On est là dans le champ en pleine expansion des détresses psycho-sociales qui nont rien à voir avec les maladies mentales même si ces dernières peuvent évidemment les favoriser.
Le personnage emblématique des effets délétères de cette précarité économique est le SDF. Il a succédé au fou comme symbole de lexclusion. Il trouve dans lalcool principalement, mais pas seulement (surtout chez les jeunes errants), le viatique lui permettant de supporter sa situation - tout en accélérant sa fin.
Pour ne pas devenir un laissé pour compte voué à la précarité puis à lexclusion et à la rue, chaque individu se trouve donc plus ou moins contraint de participer à la course à la réussite. Dans une telle course, qui a pour but de se faire une place et qui est dautant plus stressante quil ny a pas de places pour tout le monde, la solidarité sefface derrière la rivalité. Une rivalité dautant plus sévère que non seulement nul nignore le destin des perdants, mais quen plus chacun est au moins inconsciemment imprégné de lidéologie dominante qui est peu ou prou celle de lutilité sociale dans laquelle le droit de vivre ne va plus de soi, laissant place au questionnement : "Est-il "utile" de vivre si lon nest pas profitable au profit ?" (Viviane Forrester).
On peut aussi se demander si lOMS nentérine pas à sa façon ce primat de léconomique sur lindividu quand elle redéfinit la santé mentale comme "un état de bien-être dans lequel la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux, et contribuer à la vie en communauté". "Travailler plus pour gagner plus", nest-ce pas un symptôme du "complexe de Midas" dErnst Borneman ? Ce roi légendaire qui faillit mourir sur son tas dor après que Dionysos ait exaucé son voeu que tout ce quil toucherait se transformerait en or... Avec le risque que la soif des richesses se transforme en addiction, tant il est vrai que les besoins des individus ont des limites qui ne peuvent pas être franchies lorsquils sont satisfaits, alors que le désir de senrichir ne connaît aucune limite.
Précarité affectivo-sexuelle et addictions
Remettant en cause le principe de la dignité de la personne selon lequel tout être humain doit être traité comme une fin en soi, la notion dutilité sociale trouve son pendant dans le domaine affectivo-sexuel. Cela se produit dès lors que lindividu est perçu et se sent plus objet que sujet. Reconnu seulement dans sa dimension utilitaire, lindividu entre dans une logique commerciale dans ses échanges avec ses partenaires.Conscient donc quil nintéresse pas autrui pour ce quil est, mais pour ce quil peut lui apporter comme satisfaction et quil cessera de lintéresser dès que celui-ci aura obtenu ce quil voulait, lindividu évite de sengager sur le plan affectif. Dans la quête du plaisir, il privilégie la sensation sur lémotion pour moins souffrir dune rupture attendue. Ce comportement de recherche de sensation retrouvé dans les conduites à risque et autres "défonces" est facilement adopté par les personnalités borderline ou dépendantes et chez les sujets alexithymiques2, si souvent enclins aux conduites addictives. Il est aussi puissamment entretenu par la société.
Il est donc logique quil y ait une montée en puissance des usages de produits, notamment chez les adolescents mal dans leur peau et qui ont du mal à se situer dans des familles aux limites changeantes ainsi que chez les jeunes adultes qui peinent à sinscrire dans un monde peu accueillant. Dautant quils trouvent largement de quoi calmer leurs angoisses et alimenter leurs rêves dévasion sur le marché florissant des drogues licites et illicites. Elles leur permettent daccéder à la jouissance en évitant la rencontre avec lautre, vécue comme dangereuse dès lors quelle impliquerait un réel engagement affectif.
On connaît la définition de Goodmann selon laquelle laddiction est un "processus par lequel un comportement susceptible de permettre à la fois la production dun plaisir et le soulagement dune sensation de malaise sorganise selon des modalités qui incluent à la fois une perte de contrôle et la poursuite de ce comportement, malgré la connaissance de ses conséquences négatives". Je préfère parler de recherche de jouissance, car cela permet de pointer que toutes les conduites addictives sont dordre autoérotique quel quen soit lobjet et donc de les situer par rapport à la relation à autrui et notamment à autrui de lautre sexe.
Les conduites addictives seraient la réponse à un refus dune quelconque dépendance affective à autrui et donc une réponse pathologique à la précarité affectivo-sexuelle.
La précarité est une maltraitance
Ceci posé, il existe aussi des liens complexes entre addictions et précarité économique. Nombre daddictions conduisent à la précarisation des conditions de vie. Inversement, la précarité économique facilite lapparition et surtout laggravation des conduites addictives. La honte de lexclu de navoir sa place dans la société rejoint le mépris de l"inclus" à légard de celui qui ne sait pas faire sa place pour inhiber finalement tout engagement affectif de part et dautre. In fine, lexclusion générerait laddiction chez lexclu mais aussi chez linclus.Ainsi les deux précarités, léconomique et laffective, se rejoignent. Cette conjonction sexplique parce quelles correspondent lune et lautre au "fait de ne pas prendre autrui en considération", ce qui est le sens figuré du terme "autruicide" (Grand Robert).
La précarité nest pas une maladie, elle est bel et bien une maltraitance. Sur le plan économique, cest le meurtre de lautre en tant quentité bio-psycho-sociale. Meurtre discrètement réalisé en supprimant ses moyens convenables dexistence. Sur le plan affectivo-sexuel, cest la négation du sujet par son assignation à un simple statut dobjet.
Ce déni de fraternité rend compte de ce qui, dans les altérations de la santé mentale, est une entrave à létat de bien-être tout en ne relevant pas de la maladie mentale ou du handicap. Il sagit toujours dune atteinte au statut de sujet de lindividu. Pour parvenir à le restaurer dans ce statut, il convient en ce qui nous concerne ici de ne pas considérer précarité et addictions comme des comorbidités.
Même si la précarité vécue par un individu a à voir avec son éventuelle vulnérabilité et/ou ses conduites addictives - qui, elles, sont à traiter dans le champ médico-psychiatrique -, elle acquiert un pouvoir pathogène propre dès lors que lindividu empêtré dans son addiction na plus des "moyens convenables dexistence".
Cest alors aux travailleurs sociaux dintervenir. Les soignants soccupent de lindividu en difficulté avec lui-même, les autres intervenants soccupent de lindividu en difficulté avec les autres. Et pour que leurs interventions aient quelques chances de succès, il convient que lindividu concerné reste le maître doeuvre de son existence et quil puisse disposer non seulement dun droit à la parole dans les différents projets le concernant, mais aussi dun droit au secret, ce respect qui seul fait de lindividu une personne.
1 "Addictions et comorbidités : comment travailler ensemble ?",
Assises nationales de la Fédération française daddictologie,
Paris, 27-28 septembre 2007
2 Lalexithymie, du grec "alpha" (privatif), "lexis" (mot) et "thymos" (humeur), désigne les difficultés dans lexpression verbales des émotions communément observées parmi les patients psychosomatiques.