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SWAPS nº 53

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Dossier précarité

Regards croisés sur les liens entre vulnérabilité et addictions

par Elisabeth Avril, Marie Jauffret-Roustide et Etienne Grosdidier

Nous publions ci-dessous des extraits de trois interventions dans le champ des addictions recueillies lors de la rencontre organisée en septembre sur le thème "Précarités, prises de risque et accès aux soins" par le Crips Ile-de-France. Elisabeth Avril, directrice médicale de Gaïa Paris, présente les données du Bus méthadone de MdM, Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'InVS, analyse à partir des résultats de l'enquête Coquelicot les liens entre précarité et prises de risque chez les usagers de drogues ; enfin, Etienne Grosdidier, médecin au Samu social de Paris et dans l'Unité fonctionnelle d'alcoologie de l'HEGP, se penche sur les interactions entre alcool et grande exclusion.

"Une précarité protéiforme"
Présentation des données du Bus méthadone de MdM
Elisabeth Avril

"L’étude présentée ici a été réalisée par Sandra Nahon, du Centre d’information régional sur les drogues et les dépendances (Cirdd), en collaboration avec le Crips, sur les données du bus méthadone, en se basant sur les déclarations des usagers de drogues (UD), entre 1999 et 2005. Ces données permettent de dégager les caractéristiques sociodémographiques, les consommations et les prises de risque de ces personnes.

Le CSST Bus méthadone a été créé en 1998 avec un statut expérimental. Il est devenu un établissement médico-social en 2003. En 2006, nous avons quitté MdM et créé l’association Gaïa Paris. Le Bus propose un programme à seuil adapté (dit "bas seuil") anonyme et gratuit, destiné majoritairement aux UD dépendants aux opiacés.
Ses objectifs principaux sont :
- rentrer en contact avec les usagers ayant peu ou pas de relation avec les structures de prise en charge existantes ou étant en rupture de soins ;
- améliorer l’accès à la substitution à la méthadone, et par là réduire les risques liés aux pratiques toxicomanes et notamment à l’injection ;
- améliorer l’accès aux structures de soins et de prise en charge ;
- améliorer l’état de santé et la qualité de vie des personnes.

Nous avons aussi développé des objectifs secondaires qui sont de permettre aux usagers le désirant d’entamer ou de poursuivre un parcours de soin concernant leur toxicomanie ainsi que l’accès à du matériel de consommation stérile (matériel à injection, pipe à crack). Concernant le soin, il s’agit de proposer un dépistage des hépatites et du VIH et d’améliorer l’accès aux traitements de ces pathologies.

De 1999 à 2005, l’enquête a été menée grâce aux questionnaires d’admission de 1774 personnes puis comparée à l’enquête Recap (recueil commun sur les addictions et les prises en charge) qui porte sur les caractéristiques des patients accueillis dans les CSST d’Ile-de-France et dans les centres de cure ambulatoire en alcoologie (CCAA).

La majorité des usagers viennent par le bouche à oreille, à un âge moyen de 32,5 ans. Il y a plus de jeunes que dans les autres CSST parisiens, plus d’hommes, et 30% viennent de banlieue. Les patients inclus ont majoritairement un niveau d’études peu élevé et sont célibataires ; ils sont caractérisés par une instabilité de logement très marquée (15,3% sont SDF et 30,5% vivent dans un logement instable) ; 40,9% sont étrangers. Concernant la protection sociale, 35,1% des hommes et 23,4% des femmes n’ont pas de droit ouvert à la sécurité sociale.

Les usagers du Bus sont souvent polyconsommateurs. Les pratiques à risque liées à l’injection persistent à des taux non négligeables. Malgré le développement de l’accessibilité du matériel stérile d’injection, des pratiques telles que le partage et la réutilisation du matériel restent très répandues et préoccupantes, plus particulièrement chez les femmes.

60,6% ont eu un contact avec un centre spécialisé, et 30% ont déjà fait un sevrage. 7,3% des inclus se déclaraient infectés par le VIH et 28,8% par le VHC. Or selon les données de l’enquête Coquelicot, 60% des UD sont contaminés par le VHC ; il y a donc confusion dans ces données déclaratives.

Enfin, 14% déclarent spontanément une activité de trafic, 10% prostitutionnelle et 20% de vol ; 40% ont été incarcérés au moins une fois dans leur vie. 30% des usagers déclarent des antécédents psychiatriques.
En conclusion, la population des usagers du Bus est marquée par une précarité protéiforme à la fois sociale, économique et sanitaire. Cette précarité accentuée du public accueilli par la structure "à bas seuil d’exigence" qu’est le bus méthadone est en adéquation avec le public cible initialement visé par ce dispositif. Cependant, une partie de notre file active ne rentre pas dans les critères de grande précarité. A côté de cette population coexiste une population plus insérée composée d’un groupe d’usagers beaucoup moins marqués par la précarité et les pratiques à risque. Le recours au bus de ces derniers questionne donc les modalités d’accès et le fonctionnement des CSST "classiques"."


"Une dimension essentielle à prendre en compte"
Précarité et prises de risque chez les usagers de drogues
Marie Jauffret-Roustide

"Mon intervention porte sur les données relatives à la précarité issues de l’enquête Coquelicot1, menée par l’InVS en collaboration avec l’INED, le CNR VIH de Tours et le Cesames, et financée par l’ANRS. L’enquête Coquelicot étudie une population spécifique qui se situe dans une problématique de "dépendance", se reconnaît majoritairement dans une identité "toxicomane" et a recours au dispositif spécialisé.

Concernant la description sociodémographique de la population, les trois quarts sont des hommes, avec un âge moyen de 35,2 ans. 65% sont sans emploi, 8% ont un niveau d’études inférieur ou égal au primaire, 55% vivent seuls. La situation vis-à-vis du logement constitue un indicateur important en termes de précarité sociale. Au moment de l’étude, 55% des usagers sont sans logement stable. A 16 ans, 22% ne vivaient plus chez leurs parents ou dans leur famille. Depuis l’âge de 18 ans, les trois quarts ont dormi dans la rue au moins une fois, en raison d’une absence de domicile personnel.

Nous voyons à travers ces données sociodémographiques que la population des UD prise en charge est marquée par une extrême précarité sociale. Ces résultats sont d’autant plus préoccupants que la population étudiée ne fréquente pas uniquement les Caarud mais également le dispositif haut seuil ou un généraliste. Au sujet des pratiques à risque, elles sont élevées au cours du dernier mois puisque 13% ont partagé leur seringue, 38% ont partagé le petit matériel (cuiller, coton), 74% ont réutilisé leur seringue, 81% ont partagé la pipe à crack et 25% ont partagé la paille de snif.

Quelques précisions sur les usagers les plus précaires : 27% des UD sont dans une situation de grande précarité économique (vivent dans un squat ou exclusivement de dons). Ce sont en majorité des hommes vivant sur Paris, qui ont un faible niveau scolaire et parfois des antécédents d’incarcération. Ils déclarent plus de problèmes psychologiques dans les six derniers mois et sont moins souvent suivis pour leur VHC. Ils sont plus souvent consommateurs de crack et injecteurs de cocaïne et partagent fréquemment la pipe à crack.

En analyse multivariée, la précarité vis-à-vis du logement est un facteur indépendamment associé au fait d’être contaminé par le VHC. Une des hypothèses de cette association est la suivante : la précarité soumet l’usager de drogues à la dépendance aux autres pour l’obtention du produit et rend plus complexe la gestion des circonstances de consommation. Elle renforce donc l’exposition au risque de partage du matériel de consommation. Mais il convient également de signaler que la précarité peut également être une conséquence de la maladie VHC.

L’enquête Coquelicot met en oeuvre un volet socio-anthropologique, complémentaire au volet épidémiologique. Ce volet qualitatif montre que les trajectoires de vie des UD sont chaotiques dès l’enfance et ne favorisent pas l’insertion. Un cumul de souffrances psychiques et sociales peut engendrer la construction d’une image de soi dévalorisée et renforcer chez certains usagers le sentiment d’enlisement dans une spirale de l’échec. La fragilité des supports sociaux auxquels se raccrocher (ruptures familiales, faible bagage scolaire, réseau social souvent restreint au monde de la marginalité) ne favorise pas les dynamiques d’insertion.

Nous constatons néanmoins une reconstruction de nouvelles formes de sociabilité dans le monde de la précarité, surtout chez les plus jeunes usagers, avec l’adoption de stratégies d’adaptation et de justification, c’est-à-dire une mise en avant de l’usage de drogues et de la marginalité comme choix de vie. Chez les usagers plus âgés, on peut noter une aspiration progressive à un mode de vie presque caricatural autour d’une forme de "normativité" sociale exacerbée autour de la triade "famille, emploi, maison".

Les consommateurs de crack sont particulièrement exposés aux risques. 80% n’ont pas d’emploi (vs 58% des non consommateurs), 81% sont sans logement stable (vs 44%), 79% ont un antécédent d’incarcération (vs 53%), 81% ont partagé la pipe à crack, 64% ont partagé le petit matériel (cuiller, coton) (vs 36%) et 81% ont réutilisé leur seringue (vs 69%).

Les femmes usagères de drogues fréquentant les dispositifs spécialisés constituent une population marquée par la précarité économique, sociale et relationnelle. De manière exacerbée, des ruptures de vie scandent les trajectoires de ces femmes dans l’enfance, l’adolescence et à l’âge adulte. Ceci se caractérise par une autonomisation précoce vis-à-vis de la sphère familiale en lien avec des événements traumatisants (violences, abus sexuels). Ces trajectoires sont marquées par une forte précarité sociale et relationnelle avec peu d’autonomie financière, et une dépendance au conjoint pour les plus soumises. Les pratiques de partage du matériel liées à la consommation de drogues chez les femmes se déroulent le plus souvent au sein du couple. La dépendance vis-à-vis du conjoint pour l’approvisionnement en drogues est une des explications. Un autre élément important qui symbolise cette précarité est l’importance du partage du filtre (26% vs 4% chez les hommes).

Les données Coquelicot autour de la précarité chez les UD sont confortées par la littérature internationale (travaux ethnographiques de Philippe Bourgois sur les consommateurs de crack) et par les données récentes de l’enquête ENA-Caarud-OFDT réalisée en 2006 auprès des usagers des dispositifs "bas seuil". Dans cette dernière enquête, 77% des UD sont dans une situation de précarité "modérée" ou "importante".

Pour conclure, la précarité constitue une dimension essentielle à prendre en compte dans la compréhension et la prévention des pratiques à risque chez les UD. La précarité a un impact sur l’autonomie de l’usager face aux circonstances de consommation de drogues. Elle ne doit, toutefois, pas être utilisée pour renforcer la stigmatisation de la population UD. Les prises de risque ne sont pas restreintes aux populations d’UD précaires. Et, si les UD les plus "visibles" sont en situation précaire vis-à-vis des ressources économiques et sociales, ce type de précarité ne concerne pas l’ensemble des UD."

"Une prise en charge forcément multidisciplinaire"
Alcool et grande exclusion : une impasse ?
Etienne Grosdidier

"L’objectif ici est de faire un retour d’expérience, à la fois sur mon activité au sein du Samu social auprès des personnes précaires en ce qui concerne les problèmes d’alcool, mais aussi sur mon travail au sein de l’unité fonctionnelle d’alcoologie à l’HEGP, afin d’examiner les possibilités de prise en charge de cette population en grande précarité qui présente un mésusage de l’alcool et une forte dépendance à ce produit. Rappelons que contrairement aux addictologues, les alcoologues n’ont pas vraiment de technique de réduction des risques - et, évidemment, pas de substitution.

Les motifs d’alcoolisation des consommateurs excessifs ou des sujets dépendants rencontrés dans nos structures sont différents de ceux trouvés dans la population générale, ce qui voudrait dire que l’outil conventionnel de psychothérapie motivationnelle ou de thérapie cognitive et comportementale est inadapté à cette population.

Autre aspect à ne pas perdre de vue : les conséquences de la consommation chronique d’alcool et à des doses importantes. Il s’agit de conséquences somatiques mais aussi neuropsychiques (troubles des fonctions exécutives). On retrouve aussi des pathologies plus graves, comme le syndrome de Korsakoff, ou des démences alcooliques qui sont multifactorielles. Les caractéristiques de ces pathologies passent souvent inaperçues.

Pour quelles raisons le mésusage de l’alcool est-il plus sévère que dans la population générale ? Il y a d’abord l’intensité et l’ancienneté de la consommation d’alcool ainsi que l’association aux carences, au tabac et à d’autres toxines. Ensuite, de fréquentes comorbidités à risque neurologique - comme le diabète - qui sont mal prises en charge. Le stress permanent, la diminution des stimuli cognitifs et culturels, l’isolement social et psychoaffectif sont aussi des facteurs aggravants. Certains outils essentiels - bilans neuropsychologiques ou rééducations cognitives - sont difficiles à mettre en oeuvre dans le secteur non libéral et ne sont pas remboursés.

Un autre facteur aggravant est le fatalisme des patients eux-mêmes et surtout de l’entourage, qui considèrent le mésusage de l’alcool comme inéluctable chez les patients à la rue. Enfin, il y a la sur-exclusion : des patients exclus des structures institutionnelles (post-cure) ou non (dispositifs expérimentaux comme les familles d’accueil) faute d’assurance d’un logement en aval.

La prise en charge est également rendue plus difficile par l’ignorance du handicap de ces patients. Leurs troubles sont souvent ignorés ou interprétés comme de la mauvaise volonté, de l’abandon voire du mépris. L’ultra­mobilité géographique et l’absence de repères dans le temps compliquent le suivi rapproché. Vient s’y ajouter l’absence d’étayage familial ou amical, cet étayage continu pourtant indispensable chez les patients alcoolo-dépendants présentant des troubles neuropsychiques ou neurologiques sévères. Chez les patients en grande précarité, cet étayage ne peut être apporté que par l’équipe médicale ou socio-éducative, il est forcément discontinu et très insuffisant. Les associations peuvent parfois elles aussi jouer un rôle important.

Dans ce contexte, l’apprentissage de nouvelles fonctions est extrêmement difficile, la réinsertion professionnelle pleine est quasi illusoire. Les thérapeutiques classiques d’aide au sevrage et à son maintien (psychothérapies motivationnelles, TCC) sont le plus souvent inopérantes.

Que peut-on alors proposer comme outils de prise en charge ? Les mêmes que pour tout le monde, le préalable étant la consultation d’alcoologie spécialisée, multidisciplinaire, avec un rôle prépondérant de l’assistante sociale. Un travail motivationnel, la coordination des projets médicaux et sociaux.

Le sevrage ambulatoire est déconseillé, la cure simple ou le sevrage complexe isolé est un échec assuré. Le seul outil est la post-cure, après une cure simple ou un sevrage complexe, sous certaines conditions : qu’il y ait d’abord un travail alcoologique et social afin d’effectuer un bilan préalable des troubles cognitifs. En présence de troubles patents, il faut organiser une rééducation cognitive.

Ces deux étapes sont quasiment irréalisables pour un public en grande précarité. Il va falloir motiver le patient, trouver une cure dont le mode de fonctionnement soit adapté et qui va accepter ce patient à risques. Tout retour à la rue ou en CHRS après un sevrage est un échec programmé. Sortir un patient grand précaire de l’alcool implique de pratiquer une prise en charge à visée curative complexe, forcément multidisciplinaire. Un projet alcoologique durable chez les grands exclus ne peut se concevoir que couplé à un projet social qui sera déterminant. Ces deux projets sont intriqués et leur coordination est complexe. Cette mise en place demande du temps et un suivi préalable du patient en consultation spécialisée.

Enfin, il ne faut pas négliger les associations d’anciens buveurs. Beaucoup ont une expertise et une approche pertinente de ces patients. Les bénévoles sont souvent très disponibles pour accompagner, aider dans les démarches sociales, soutenir. Certaines de ces associations disposent de structures post-cure avec de très longs séjours incorporant des programmes spécifiques de réinsertion par le travail et destinés au public précaire, comme Vie Libre à Lille. Mais ces associations se sentent hélas de plus en plus impuissantes."



1 M. Jauffret-Roustide et al.
Estimation de la séroprévalence du VIH et du VHC et profils des usagers de drogues en France,
étude InVS-ANRS Coquelicot, 2004, BEH 33/5 septembre 2006, p. 244-247