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SWAPS nº 53

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Dossier précarité

Le travail de fond de l'association Charonne

par Victor Aubry

En ces temps de crise, donc de risque de précarisation pour les plus fragiles, le rôle des associations d'aide à la survie et de réinsertion est de plus en plus important. Méconnues du grand public, certaines font un gros travail de fond, parfois dans des conditions bien ingrates. Il nous a semblé légitime de rendre un hommage à l'association Charonne, à Paris, dispositif historique de l'aide aux usagers.

Charonne est l’un des plus anciens dispositifs de prise en charge de l’hexagone. A l’origine de sa création, la rencontre, en 1972 entre quelques travailleurs sociaux comme Perlette Petit, fondatrice puis directrice emblématique de l’association durant 28 ans et du Dr Claude Olievenstein, créateur de Marmottan. Le bouche-à-oreille fit vite connaître cette structure au fonctionnement libertaire et résolument en phase avec l’ambiance des années hippies. Charonne hébergeait dans un petit appartement communautaire quelques jeunes égarés qui ne trouvaient nulle part où aller après avoir décroché de l’héroïne.

Le mode de fonctionnement, atypique pour l’époque, suscita parfois un certain scepticisme. Mais devant les résultats obtenus, personne ne put contester la pertinence du dispositif. Tout au long des années, la structure s’adapta à l’évolution des consommations problématiques de drogues. Trente-sept ans plus tard, le CSST de l’association accueille plus de 800 usagers par an, et pour l’essentiel les cas les plus difficiles. Ses Caarud voient passer 2500 personnes différentes chaque année.

Réunion hebdomadaire
Jour de réunion hebdomadaire au siège où se trouve aussi le CSST et d’autres services de l’association. Ils sont une vingtaine - médecins, psychiatres, psychologues, éducateurs spécialisés, assistantes sociales, animateurs, chefs de service... - autour de la directrice Catherine Pecquart pour faire le bilan des activités en cours, coordonner et optimiser les prises en charge en fonction des domaines de compétence. Si certains ont une très longue expérience professionnelle et un indéniable savoir-faire, l’implication et le sérieux des plus jeunes fait plaisir à voir.

Les cas exposés illustrent la complexité des multiples situations socio-sanitaires souvent inextricablement emberlificotées dans des embrouilles administratives et judiciaires. Quelqu’un aborde le cas problématique d’un prochain sortant d’hôtel. Une étape parfois délicate. Les demandes étant nombreuses mais les places et les moyens limités, un turn-over est légitime et indispensable. Comment annoncer à quelqu’un qui n’a pas su ou pu trouver un hébergement plus stable qu’il doit laisser la place à quelqu’un d’autre, peut-être dans une situation pire ? Que faire de ce résident, ancien crackeur, qui crée systématiquement des conflits, se pose toujours en victime et a déjà épuisé plusieurs structures d’aide ? Epileptique, il ne respecte pas la posologie de son traitement ; il est souvent agressif et imprévisible. Une décision sera prise après entretien et concertation entre médecins et travailleurs sociaux.

Un autre crée des problèmes dans la pharmacie voisine qui lui délivre sa méthadone. Les bonnes relations avec cette pharmacie particulièrement coopérante et compréhensive sont fondamentales. Faut-il orienter le patient vers un autre centre, le recadrer ? Son médecin va évaluer sérieusement la situation avec lui.

La plupart des troubles de comportement sont liés à la consommation d’alcool, mais quelques anciens crackeurs posent aussi des problèmes sans parler des mélanges de "médocs". La palme revenant incontestablement à la combinaison alcool, drogues diverses et médicaments psychotropes.

"C’est à nous de leur donner envie de se soigner"
Un usager s’est fait exclure de l’appartement thérapeutique d’une structure aux règles plus strictes que Charonne. Il a fumé du crack dans sa chambre. Sa référente cherche à lui trouver une place en hôtel. Il est bien connu de l’association et semblait en bonne voie de réinsertion. Il faut lui redonner une chance. Dilemme : Ce sera aux dépens de quelqu’un qui risque d’être dans une situation plus grave que la sienne et qui voudrait aussi sa chance.

De plus en plus de personnes ont une demande prioritaire, basique : un hébergement. Or le cadre de Charonne implique que celui-ci doit être nécessairement lié aux soins dans un processus de resocialisation vers l’autonomie. Mais en situation de survie perpétuelle avec les priorités que cela implique, la notion de "soins" peut devenir relative. "C’est à nous de leur donner envie de se soigner. Un hébergement permet de se poser, d’être au chaud, d’établir des liens avec les plus réticents. Ensuite, peu à peu, on peut mettre les choses à plat et élaborer un vrai suivi. Laissons un peu de temps au temps !", intervient Françoise, coordinatrice du centre d’hébergement de stabilisation (CHS).

Un médecin s’inquiète. Un de ses patients semble complètement démotivé depuis qu’il a appris sa séropositivité. D’autres résidents du CHS n’ont vu aucun médecin au cours de l’année alors que l’accès aux soins est au centre du dispositif. Dans d’autres cas, ce sont les relations de voisinage qui posent problème. Par définition, les hôtels sociaux sont un melting-pot de cas sociaux. Les usagers de drogues peuvent y cohabiter avec des familles en difficulté, gens de toutes origines, réfugiés divers... Mais les abus de substances peuvent entraîner des comportements excessifs et des nuisances pour le voisinage. Il faut donc se déplacer, gérer les crises, aplanir les situations, négocier avec les tenanciers, les voisins, recadrer l’usager - à condition de le trouver. Soutenir les malades, ceux qui craquent de solitude, les aider dans leurs démêlés judiciaires, intercéder auprès des services, des administrations, accompagner les récalcitrants vers les soins, monter les dossiers pour aider au financement d’un appareil dentaire, étape prioritaire pour la réinsertion. Il est en effet parfois spectaculaire de voir comment un appareil dentaire transforme et épanouit des gens repliés sur eux-mêmes, notamment chez les filles.

On s’inquiète pour l’un, en traitement VHC, seul dans sa chambre d’hôtel, et qui semble psychiquement violemment perturbé par les effets secondaires de son traitement. Il a besoin d’un solide soutien psychologique. Peut-être peut-on l’orienter vers les réunions de Narcotiques anonymes, qui sont souvent bénéfiques ?

Il faut soutenir un autre usager bien connu. Il avait fait d’importants efforts mais vient d’être réincarcéré pour une ancienne affaire oubliée. Ce cas de figure est fréquent et extrêmement démoralisant pour tout le monde.

La spirale infernale
La voie vers la "guérison" est entravée par les cicatrices psychiques et physiques, parfois indélébiles et très handicapantes, laissées par des années d’abus de psychotropes divers la vie dans la rue dans des conditions parfois incroyablement dures. L’altération des fonctions cognitives (problèmes de mémoire et de concentration) entraîne pertes des papiers, des médicaments ou des repères temporels, et oubli des rendez-vous.

Les stigmates physiques, les problèmes psychiatriques (parfois préexistants), les affections diverses (hépatites, VIH, tuberculose, IST, cancers...) et des années d’exclusion débouchent peu à peu sur un processus inéluctable : rejet, repli, abus divers, désespoir, détérioration sanitaire, petite délinquance... puis hôpital et prison se succèdent en une spirale infernale. Charonne est une des structures parisiennes vers laquelle se tournent les sortants de prison ou de l’hôpital. D’autres structures y envoient des patients posant trop de problèmes. De nombreux cas sont lourds et nécessitent la coordination de plusieurs intervenants et services médicaux. Mais les offres de Charonne sont multiples et s’appuient sur une très longue expérience. Très connue auprès des usagers et des partenaires pour la vaste panoplie des services proposés, l’association est de plus en plus sollicitée pour des hébergements... de plus en plus difficiles à trouver.

Soins, insertion et chronophagie
Grâce au réseau de Charonne, les plus aptes peuvent accéder à un emploi. Mais après des années de vie en décalage total avec l’univers du travail, il est toujours difficile de s’adapter aux contraintes horaires, hiérarchiques, frustrations diverses...

Coup de colère, découragement, malentendu, passage à l’acte... peuvent anéantir d’un coup un long et patient processus de resocialisation. Après un clash il faut intervenir immédiatement et tout faire pour éviter la perte de l’emploi. Il est impératif que les gens pris en charge (mais aussi les employeurs et les hôteliers) se sentent soutenus. Aussi la plupart des travailleurs sociaux peuvent-ils être joints par portable, en dehors des heures d’ouverture de la structure, en cas d’urgence où de crise.

Plusieurs éducateurs sont à l’initiative d’ateliers à visée thérapeutique culturels et artistiques (théâtre, guitare, vidéo, écriture, arts plastiques...). Ces actions permettent de retisser des liens sociaux, développer centres d’intérêt et estime de soi, sortir de l’isolement... et peuvent être déterminants pour la réinsertion. La responsabilité de telles actions nécessite une implication très forte. Il faut relancer les gens, leur rappeler les rendez-vous, les intéresser et surtout faire en sorte qu’ils en perçoivent un bénéfice réel.

On réalise aisément la chronophagie que tout cela implique. "Mais comment comptabiliser tout cela ?", explique Antoine, le chef de service. Les financements sont basés sur une nomenclature à l’acte. Tout doit être quantifiable et qualifiable selon une froide logique comptable. Comment faire comprendre que certains "soins", apparemment anodins selon un raisonnement purement administratif, peuvent nécessiter un temps considérable ?

Le "boulot des éducs" au quotidien
Swaps a pu assister à quelques entretiens et suivre des intervenants dans le cadre de leurs activités. Ainsi Hélène, jeune et avenante assistante sociale qui reçoit un usager dans la petite cinquantaine. Hébergé dans un appartement thérapeutique, il bénéficie depuis peu d’une allocation d’adulte handicapé de 628 euros par mois. Avec ce revenu, il contribue au loyer, paie sa carte orange, une assurance-vie pour ses enfants pour qui il économise chaque centime. Il a fait une demande pour un studio en HLM. Son dossier est passé au crible car le moindre oubli entraînerait le renvoi du dossier et retarderait de plusieurs mois le passage en commission. La grande courtoisie dans laquelle s’est déroulé l’entretien fut surprenante.

Swaps a accompagné Rute, éducatrice, lors de sa visite bimensuelle auprès d’une vingtaine de personnes en hébergement relais dans des hôtels. Il s’agit d’escorter et de stimuler les gens dans leurs processus d’insertion car les hébergements sont prévus pour quelques mois et ne peuvent être renouvelés à l’infini. Il faut veiller à ce que les chambres soient bien tenues et maintenir le contact avec l’hôtelier. Après avoir frappé à deux portes sans réponse, nous pénétrons chez M, très courtois, qui nous propose chaleureusement un café. La pièce est petite et sobre mais parfaitement tenue. Sans papiers, en France depuis 1981, M, 43 ans, a quasiment toujours travaillé (mais sans jamais pouvoir être déclaré). Confiné dans la clandestinité, il devint héroïnomane et finit plusieurs mois en prison où il apprit sa séropositivité. Bien suivi et soigné, il fait tout pour sortir d’une situation administrative kafkaïenne pour s’occuper de sa petite fille.

L’occupant de la chambre suivante n’est pas enchanté par la visite et le dit franchement, mais reste très poli. Son chauffage ne marche plus depuis des semaines et l’hôtelier ne semble pas s’en occuper. Il a 37 ans et les bras bien marqués par les injections de buprénorphine. Son palmarès est assez classique : 20 ans de défonce, 8 séjours en prison et un fils de 16 ans. Sa situation est délicate car il aurait 15 mois de prison à faire qui, grâce à Charonne, pourraient se transformer en conditionnelle. Le problème, c’est qu’il n’a plus de référent au service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). Rute s’en occupe mais le plus urgent consiste à régler les problèmes de chauffage avec le taulier.

Le patient suivant, absent, a laissé une lettre. Il se croit envahi par les cafards et demande à pouvoir "jeter les poubelles par la fenêtre pour éviter de contaminer le couloir...". Il va de plus en plus mal et se trouve dans une situation administrative inextricable et très décourageante. Toutefois, la priorité consiste en une consultation psychiatrique - mais pour ça il faut le trouver.

Rute parle ensuite de ce jeune de 24 ans, particulièrement malmené durant son enfance, très attachant mais très perturbant pour qui il faut monter un gros dossier pour reconduire un hébergement qui dure depuis 18 mois. Et cette mère de 38 ans qui s’est beaucoup droguée au crack durant sa grossesse. Epileptique, asthmatique, elle a perdu un poumon, souffre d’une hépatite C... et n’a pas de papiers. Son histoire donne le vertige. Son tout premier enfant fut placé à la naissance. Puis elle eut deux jumeaux, nés bien avant terme et placés en couveuse, ils lui furent retirés immédiatement. Grâce à l’implication de l’aide sociale à l’enfance et de nombreux partenaires de Charonne, elle peut être prise efficacement en charge et soignée... Un travail de titans !

Rapide survol
du
dispositif Charonne
www.charonne.asso.fr

Un centre spécialisé de soins aux toxicomanies (CSST) qui assure accueil et accès aux soins médico-sociaux, et prescrit des traitements de substitution (mais n’en dispense pas directement).
En section de CSST, des appartements thérapeutiques relais, des hébergements en hôtel.
Une consultation jeunes consommateurs, "la Consul’t".
Deux centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques aux usagers de drogues (Caarud) qui sont la boutique Beaurepaire et les Boutiques 18e (un espace mixte, un espace femmes, une antenne mobile et des maraudes à pied).
Un service d’appartements de Coordination Thérapeutique (pour personnes atteintes de maladies longues et évolutives, isolées et en situation de précarité sociale et psychique).
Un centre d’hébergement de stabilisation en lien avec le Samu Social, pouvant proposer des séjours en hôtel à des usagers en très grande précarité.
Ces différents établissements développent par ailleurs des maraudes, de nombreux ateliers socio-thérapeutiques, du travail de réseau.
Dernière initiative innovante : la création de l’Equipe psycho-sociale mobile Bociek (s’adressant plus spécialement aux personnes en errance issues des pays de l’Est).

"Il faut une détermination à toute épreuve"


Extraits des notes d’entretien avec
Julie, éducatrice, qui s’occupe des suivis en appartement thérapeutique


Extraits des notes d’entretien avec
Pascal, éducateur, qui s’occupe des personnes en hôtel social

"La plupart des hébergés ont entre 35 et 50 ans et semblent en fin de leur parcours dans la défonce. Il s’agit souvent d’anciens héroïnomanes mais nous avons de plus en plus de personnes avec de graves problèmes d’alcool et d’abus de médicaments. Le plus dur pour les locataires c’est souvent la solitude dans laquelle ils se retrouvent. Nous essayons de restaurer les liens avec la famille. Lorsqu’ils sont eux-mêmes parents, voire grands-parents, ils peuvent aussi recevoir les enfants dans un cadre agréable ainsi qu’une copine où un copain. Ils sont chez eux et nous leur faisons confiance. Nous passons les visiter, les soutenir au moins deux fois par mois.
Puis il s’agit de régler avec l’assistante sociale les problèmes de surendettement, impôts non payés, amendes SNCF et RATP, pensions alimentaires... et tout ce qui s’est accumulé comme une épée de Damoclès pouvant compromettre tous les efforts entrepris.
Nous remarquons très vite si le problème de la consommation de drogue en appartement thérapeutique se pose. La rechute n’est pas un critère d’exclusion à condition que la personne en parle franchement. Car si elle a peur de se faire expulser elle n’admettra jamais. Nous les voyons alors plus souvent, parfois tous les jours. Les rechutes sont rares car généralement les personnes accédant à un appartement thérapeutique ont derrière eux un long parcours de soin."

"Sept personnes sur dix envoyées à Charonne par les associations partenaires sont en quête d’un hébergement. Certains sont dans des situations administratives inimaginables. Clandestins alors qu’ils ont grandi en France et y ont toute leur famille. Comment prouver 10 ans de séjour sur le territoire quand on clandestin et qu’on s’est toujours caché ? Ainsi cette personne de 50 ans en France depuis 35 ans mais n’a pas fait sa régularisation à temps. Il a eu des problèmes de drogues et des condamnations... Après bien des péripéties il fut enfin en mesure de prouver ses 10 ans de présence sur le territoire mais lors d’un voyage en Algérie, on l’arrête et l’oblige à faire deux ans de service militaire. A son retour, vu qu’il a quitté le territoire, le voilà contraint de tout recommencer à zéro... et attendre encore dix ans avant d’avoir un titre de séjour. Il a des enfants et voudrait enfin se poser, s’intégrer... mais n’a légalement pas le droit de travailler.
Il faut alors une détermination à toute épreuve pour soutenir de tels cas, les encourager et espérer un jour trouver une alternative."