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SWAPS nº 4

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Reportage

Une saison en enfer

par Jimmy Kempfer

Les observateurs et les intervenants sur certaines "scènes ouvertes " notent depuis quelque temps le succès croissant de l'Artane®(1) auprès de jeunes polytoxicomanes à la recherche d'effets spécifiques. Qui sont ces consommateurs et quels sont les effets et les conséquences de ces abus ?

Luc a 24 ans, des cheveux blonds et un air d'ange fatigué. Il " zone " dans le centre de Paris depuis 7, 8 ans. Sans famille, sans couverture sociale, il dort dans une cave qu'il partage avec des copains. Il subsiste exclusivement en faisant la manche et ramasse péniblement 80 à 100 F par jour.

Depuis quelque temps, il prend régulièrement de l'Artane®. La plaquette de 10 comprimés de 5 mg vaut environ 30 F.

Luc en a pris 4 à midi, après le petit-déjeuner. Dix minutes après, il perçoit les premiers effets qu'il décrit ainsi : un étrange sentiment de différence, d'originalité et une détente, une euphorie grandissante... Un glissement vers une autre réalité. L'impression d'être son propre spectateur, d'être plus clairvoyant, d'exister plus fort : la journée sera une sacrée aventure...

Voyageur immobile

Une demi-heure plus tard, Luc a changé d'univers. Il avale encore deux comprimés avec de la bière forte. Maintenant, ses conditions de vie ne l'affectent plus. Il se sent bien, sûr de lui, hyperlucide, et va pouvoir faire la manche sans problèmes. En descendant dans le métro, il ne sait plus exactement combien de comprimés il a déjà consommé. Il en reprend deux. Dans la rame, les visages des voyageurs se transforment en têtes d'animaux, les animaux qu'ils sont au fond d'eux-mêmes lui sont révélés grâce à la magie de l'Artane®. " S'ils pouvaient savoir ce que je vois ? " pense-t-il. Il a compris le sens caché des choses... Mais les bêtes, tout à coup, deviennent hostiles. Il faut fuir, il descend à la station suivante. Il voulait se rendre à l'Etoile et, dans ce qu'il prend pour un accès de lucidité, se rend compte qu'il est à la Porte des Lilas...

Vers une heure du matin, Luc est de retour chez lui, nauséeux, épuisé, vidé. Sa bouche est excessivement sèche. De vagues hallucinations s'étiolent encore devant ses pupilles dilatées. Ses copains lui font la gueule. Il a du mal à les croire lorsqu'ils lui rappellent son comportement durant la journée. Il n'a pas bougé de Beaubourg. Après avoir passé une bonne partie de la journée à monologuer dans une sanisette, il a fait la causette à une poubelle. Plusieurs fois ils ont dû le calmer parce qu'il invectivait des passants. Lorsqu'ils l'ont quitté, il leur a expliqué qu'il attendait les pompiers pour aller faire la manche...

En réalité, il n'est jamais allé faire la manche pas plus qu'il n'a pris le métro. Tout cela n'a été qu'un délire hallucinatoire et confus.... Le retour au réel est très dur. Il n'a plus sa veste qui contenait la déclaration de perte de ses papiers et les 50 F qu'il avait gardé. Il n'ose pas avouer qu'il a également perdu leur walkman collectif.

Demain matin il n'aura même pas de quoi boire un café.

Les effets de l'Artane®

Le trihexiphénidyle, principe actif de l'Artane®, est un anticholinergique d'origine atropinique. L'abus - certains prennent jusqu'à 20 comprimés par jour - provoque des hallucinations terriblement réalistes, proches des visions induites par la Datura. Montrez un tableau de Jérôme Bosch à un usager d'Artane®, il vous répondra : " Celui-là a pris de l'Artane® pour peindre ça ! ". Le sujet subit des hallucinations d'un réalisme extraordinaire ainsi que différents troubles de la perception. Sa conscience est profondément altérée (état confuso-onirique). Il peut être persuadé qu'il assiste à différents événements, voit des choses, dialogue avec des personnes imaginaires comme si elles étaient réelles et reste convaincu d'en obtenir des réponses.

Divers éléments comme l'état physique et psychique peuvent influer sur le contenu hallucinatoire. Des sujets déprimés, malades ou psychologiquement fragiles, peuvent faire de très mauvais " voyages ". Visions dantesques et cauchemardesques en ont ébranlé quelques-uns, lesquels ne reprendront plus jamais d'Artane®. Chez d'autres, l'abus d'Artane® engendre un réel comportement addictif.

Certains, parfois, " boostent " l'Artane® avec de l'Orténal® dont ils extraient l'amphétamine pour se l'injecter. Le cocktail est réellement explosif mais heureusement, cette pratique n'est pas très fréquente. D'autres mélangent Artane®, alcool et Rohypnol®. Ce sont les plus pitoyables. Hagards, chancelants, on en rencontre quelque fois, essayant de s'agripper à d'invisibles soutiens avant de s'effondrer, découragés.

Longtemps consommateur de Subutex® et de Rohypnol®, Luc a progressivement arrêté ces produits trop chers pour lui.

Pour lui, l'Artane® est un peu l'ecstasy du pauvre. Chaque " trip " est un délire absolu, accessible pour 20, 30 F. Parfois cela se termine mal. Paul s'est retrouvé à l'hôpital psychiatrique durant plusieurs semaines. Surpris en train d'escalader une gouttière pour pénétrer dans un appartement vide, persuadé qu'il était de rentrer dans son squat, la police, voyant son état l'a fait interner. Karima, clandestine, en situation d'errance, avec un concubin tyrannique, abuse souvent de l'Artane® pour échapper à certaines contraintes conjugales. Elle provoque catastrophes sur catastrophes (incendies, inondations, scandales, viols imaginaires, crises de paranoïa). Le couple est maintenant interdit dans de nombreux hôtels sociaux et foyers d'hébergement et a également épuisé et découragé plusieurs travailleurs sociaux.

Mélangé à de l'alcool, l'Artane®, en fonction des sensibilités individuelles, peut provoquer des crises d'une violence extrême. Beaubourg est parfois témoin de bagarres spectaculaires dont les protagonistes sous Artane®, inaccessibles au raisonnement, sont extrêmement difficiles à calmer.

Les autres symptômes de l'abus d'Artane® sont les suivants : mydriase, troubles de la vision, fièvre, rétention urinaire, tachycardie avec parfois arythmie cardiaque sévère, l'alcool pouvant accentuer gravement certains de ces effets.

Autres conséquences fâcheuses.

Enfermés dans leur délire, les consommateurs perdent et égarent toutes leurs affaires, avec le cortège d'ennuis que cela engendre. Plus de papiers ni de documents administratifs, donc plus de revenus ni de prise en charge, un cercle infernal, qui ajouté à l'effet des produits, les entraîne encore plus profondément dans la spirale de l'exclusion. Souvent, ils traînent avec eux, dans un sac, les quelques affaires qui constituent la totalité de leurs biens. Ils négligent de s'alimenter, se laissent aller, déphasés et déconnectés de la réalité.

Nombre de consommateurs racontent comme des exploits leurs errances hallucinées. C'est à celui qui aura vécu les aventures les plus folles. Rares sont ceux qui peuvent se remémorer les faits. Ils restituent un film raconté par ceux qui y ont assisté et dont ils étaient les acteurs, maintenant quasi amnésiques.

Depuis les années 70, plusieurs études et rapports (2) ont déjà alerté les pouvoirs publics qui seront un jour amenés à restreindre l'accès à ce produit. Vers quoi se tourneront alors les consommateurs d'Artane® ?


(1) L'Artane® est utilisé comme correcteur des syndromes parkingsoniens (tremblements dus à la maladie ou induits par certains traitements neuroleptiques). Il permet de compenser les effets dus à la diminution de la dopamine. L'Artane® existe en comprimés de 2 et 5 mg, en ampoules(solution buvable et injectable) de 10 mg. Les comprimés de 5 mg sont les plus prisés des usagers de drogues.

(2) Les toxicomanies médicamenteuses, Reynaud, Chassaing, Coudert, PUF, 1989.
Voir également Entre drogue et médicament : détournement, manipulations, DDU, Université de Reims, 1995.