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Réalisera-t-on un jour l'influence du LSD dans les grandes mutations sociales de ces dernières décennies ? Inspiré par le symposium organisé à l'occasion des 100 ans de son inventeur, Albert Hofmann, Swaps se devait de relater l'histoire de cette substance qui a bouleversé la génération du baby-boom, enthousiasmé nombre de scientifiques, donné des sueurs froides à l'establishment, étourdi la jeunesse... et laissé, parfois, les plus fragiles sur le carreau.
Un symposium quelque peu surprenant a réuni récemment plus de 1700 personnes à Bâle en Suisse1. Il sagissait de fêter les 100 ans dAlbert Hofmann, linventeur du LSD. Trois générations, trois cultures, trois univers sy sont rencontrés autour dun point commun : lintérêt pour les états de conscience modifiés et lexploration du psychisme. Papys septuagénaires, anciens "soixandizards" socialement bien intégrés et jeunes "psychonautes" imprégnés de culture techno-transe et de néo-chamanisme... tous sont venus rendre hommage à linventeur de la "bombe psychique", qui a pris son dernier "trip dacide" à 97 ans.
Lergot de seigle, un peu dhistoire
Depuis le haut moyen âge on connaît le "mal des ardents" ou "Feu de Saint-Antoine", caractérisé par des sensations de brûlure intolérables, des états dhébétude et de crises de folie hallucinatoire. La "Peste de feu", entre autres catastrophes, ravagea Paris en lan 945. Les malheureux, en proie à des convulsions délirantes et pris pour des possédés, finissaient parfois sur le bûcher. Ce nest quau XVIIe siècle quon comprit que ces épidémies étaient dues à de la farine de seigle contaminée par un minuscule champignon : lergot de seigle (claviceps purpurea). La dernière grande épidémie eut lieu en 1926-1927 dans le sud de la Russie.
En 1918, le célèbre laboratoire pharmaceutique suisse Sandoz isola lergotamine, un alcaloïde efficace contre les hémorragies en obstétrique ainsi quun remède pour la migraine. Puis, au début des années 1930, des scientifiques américains définirent la structure constitutive fondamentale de lergot de seigle : lacide lysergique.Le Moi dAlbert face à léternelle infinité du cosmos
En 1938, Albert Hofmann, chimiste chez Sandoz, synthétise à son tour une série de dérivés de cet acide dans le but délaborer des médicaments destinés à réguler la pression sanguine ou favorisant lirrigation veineuse. Le résultat reste dans un placard jusquau 16 avril 1943. Ce jour-là, Hofmann manipule quelques milligrammes de ce dérivé de lacide lysergique et note peu après des sensations inhabituelles : vertige, angoisse, associations de pensées fulgurantes... Arrivé chez lui il sécroule, "submergé par des flots dimages fantasmagoriques extrêmement inspirées" : "dans un état de crépusculaire, je me trouve sous le charme de vagues dimages dune plasticité extraordinaire sans cesse renouvelées, en un jeu kaléidoscopique inouï !"2 Les effets satténuent au bout de deux heures.
Que sest-il passé ? Il ne pouvait sagir que de ce dérivé lysergique, dont il navait pourtant manipulé que quelques milligrammes. Pour en avoir le coeur net, trois jours plus tard, il en absorbe 250 microgrammes. Après 40 minutes, il note des vertiges, un sentiment dangoisse, des troubles de la vision, une hilarité incompressible. La suite ne fut écrite que deux jours plus tard. Zigzaguant dangereusement sur la route, il rentre chez lui à vélo, et, devant la violence des effets, fait appeler un médecin. Celui-ci assiste, impuissant, au premier vrai "trip" de LSD. La substance a totalement raison du pauvre Albert qui, malgré tous ses efforts, ne peut contenir léclatement de son Moi, soluble dans le cosmos infini des espaces intérieurs dévoilés par la drogue. Sentiment de possession, visions dantesques, beauté inexprimable... les sons deviennent des fontaines de couleurs jaillissantes. Et cette peur, lancinante, de rester indéfiniment ainsi, fou, perdu, sans plus aucun contrôle sur soi.
Au bout de huit heures, les effets diminuent. Le lendemain il séveille, lesprit clair bien quun peu las. "Un sentiment de bien-être menveloppait, comme si une vie nouvelle souvrait. Le monde était comme recréé." Hofmann est persuadé que ce produit ouvre un champ dexpérimentation psychique et thérapeutique extraordinaire. A ce moment, jamais il ne soupçonne que le diéthylamide de lacide lysergique, ou LSD 253, puisse un jour quitter le champ médical et scientifique.Expérimentations thérapeutiques
Le premier rapport sur les effets du LSD est publié en 1947 dans les Archives suisses de neurologie. En 1951, C. Savage mentionne lintérêt du LSD pour traiter la dépression. Un peu plus tard, la première LSD Clinic ouvre en Angleterre. R.A. Sandison y expérimente la "thérapie psycholithique"4 avec de faibles doses de Délysid, du LSD en ampoules généreusement diffusé par Sandoz. Osmond, aux Etats-Unis, invente la "thérapie psychédélique"5 en proposant une prise plus forte de LSD, susceptible selon lui de déclencher chez certains angoissés une expérience proche de lillumination religieuse ou mystique, pour ensuite laider à reconstruire sa personnalité. Abramson se sert de LSD pour mener des cures de désintoxication de lalcool, Bastiaan pour aider les survivants de camps de concentration à surmonter leur traumatisme. A Prague, le fameux psychiatre Stanislas Grof, inventeur de la "psychologie transpersonnelle", mène ses "LSD therapies" quil expérimentera auprès de plus de 3500 personnes, souvent avec succès. Des conférences scientifiques internationales sont consacrées au LSD, et plus de mille études portant sur 40000 cas sont publiées6.
Parallèlement, Hofmann fait découvrir le produit à des écrivains et des philosophes comme Ernst Jünger, Aldous Huxley, Alan Watts ou Rudolph Gelpke, qui reproduisent les expériences hallucinogènes menées avant-guerre avec le peyotl et la mescaline. Il continue ses recherches sur les substances hallucinogènes, découvrant entre autres la psilocybine dans les champignons mexicains que lui envoie son ami Robert Gordon Wasson.Quand la CIA sen mêle
Pendant ce temps, la CIA, qui entrevoit entre autres dans le LSD un sérum de vérité potentiel, se lance dans des expérimentations hasardeuses, faisant prendre à leur insu des doses parfois énormes à divers militaires, fonctionnaires où collègues7. Certains se suicident. Dautres atterrissent définitivement en hôpital psychiatrique. Le maccarthysme et la guerre froide justifient toutes les dérives. A Lexington, fameuse prison/centre de désintoxication pour drogués, le sinistre Dr Isbell, connu pour ses accointances avec la CIA, fait donner durant 60 jours daffilée du LSD en doses croissantes à des détenus essentiellement blacks.
Les chercheurs, notamment psychiatres et psychologues, continuent eux aussi à explorer les ressources du LSD. A.M. Hubbard, un riche aventurier qui a pris du LSD avec Osmond et Huxley, propage son enthousiasme pour cet incroyable "révélateur des espaces intérieurs", en en distribuant généreusement à la future intelligentsia de la "contre-culture". Poètes, musiciens, écrivains, anthropologues, chercheurs et scientifiques sont nombreux à y goûter. On parle de lucidité infiniment exaltée, daccès aux mystères de lunivers visible et invisible, dimmersion dans linfra-mémoire cellulaire de la matière... Des proches de Walt Disney essayent les psilocybes en vacances au Mexique (expérience qui fut à lorigine du film "Fantasia") puis font connaître la drogue à Hollywood. De nombreux artistes découvrent avec intérêt la fabuleuse substance. Cary Grant déclarera en avoir pris des dizaines de fois.
A Paris, le Pr Deniker, de lhôpital Sainte-Anne, expérimente le LSD avec quelques-uns de ses jeunes confrères et étudiants. Quelques-uns auront du mal à sen remettre. Lun dentre eux se suicidera. Lusage thérapeutique du produit est controversé. Les effets en sont trop imprévisibles. Etudiants et carabins témoigneront néanmoins quelques années plus tard de linégalable effet aphrodisiaque du punch au LSD8."Le sacrement de lacide"
En 1961, Michael Hollingshead9, un Anglais vivant à New York, commande un gramme de LSD à Sandoz. Il dilue la drogue dans un pot de mayonnaise et fait 5000 doses de 200 mcg. Il en consomme et en distribue à qui en veut. Ce sont les fameuses "Loving spoonful". Lexpérience le bouleverse et il organise une rencontre avec Aldous Huxley et Thimoty Leary, qui goûte pour la première fois au LSD. Cest la révélation. Le bouillant professeur de psychologie de Harvard, qui expérimente avec succès la psilocybine dans le cadre de psychothérapies avec des détenus, va faire goûter la drogue autour de lui. Leary pense quil faut abandonner toute approche comportementaliste, être capable de faire abstraction de toute rationalité pour aborder les possibilités fantastiques de cette substance en matière dexploration psychique. Le conflit avec les autorités de la prestigieuse université saggrave. Leary doit quitter Harvard. Les journaux commencent à parler de la "mind expanding drug"10.
Nous sommes au début des années 1960. De nombreux intellectuels ont goûté la fameuse drogue. Les frères Kennedy renouvelleront plusieurs fois lexpérience. Leary et quelques adeptes, qui ont tenté de sétablir au Mexique pour y ouvrir un lieu dexpérimentation des hallucinogènes, en sont expulsés. Ils sétablissent à Millbrook, près de New York, où un jeune milliardaire met à leur disposition une gigantesque demeure. Lendroit devient le haut lieu de tous ceux qui veulent "vivre le sacrement de lacide". Leary, rejoint par le poète Allan Ginsberg, fonde lIFIF (Fédération internationale pour la liberté intérieure) et entreprend dadapter le Livre des morts tibétains dans le but den faire un guide, The psychedelic experience, pour explorer les espaces intérieurs, persuadé que lacide permettait de se brancher sur son code génétique11. Pendant cinq ans, Millbrook devint la Mecque du psychédélisme. De nombreuses stars comme Donovan, les Beatles ou Keith Richards y ont pris leur premier "trip". ça et là pourtant, des rumeurs commencent à se propager. Quelques-uns parmi les plus fragiles sont balayés par la violence lysergique et se retrouvent en hôpital psychiatrique. Sous la pression des autorités effrayées par le succès du produit, laccès au Délysid devient contraignante (il faut une autorisation de la Food & Drug Administration). Des petits malins entreprennent alors den fabriquer, tel le fameux chimiste Owsley, qui fabrique des millions de doses, vendues 1 à 2 dollars, et peine à répondre à la demande.Enfants fleurs et déferlante hippie
Ken Kesey, lauteur de "Vol au-dessus dun nid de coucou", décide à son tour de promouvoir la connaissance par lintermédiaire des hallucinogènes. Avec une furieuse bande de potes, il commence à sillonner les Etats-Unis et à organiser des "happenings" appelés "Acid Tests". Des affiches " Can you pass the Acid Test" invitent les curieux à venir goûter la fameuse substance "qui fait les yeux émerveillés". Au son dune musique planante, balayé par des lumières multicolores (les premiers light shows), des dizaines de milliers de personnes sélancent dans lunivers lysergique. Tom Wolfe tirera un bouquin mémorable de cette épopée12. Peu à peu apparaît toute une iconographie faite darabesques colorées, ouvertement inspirée par les visions du LSD. Une nouvelle musique dédiée à lacide est née. Les Grateful Dead, Jefferson Airplane, Moody Blues et autres donnent le ton : cest lère du psychédélisme. Lère du LSD.
En 1966, des millions de jeunes Américains auront goûté à lacide. La consommation de cannabis a explosé. Des dizaines de milliers de jeunes se laissent pousser les cheveux, se parent de fleurs et se dirigent vers San Francisco où règne une effervescence incroyable. Cest lexplosion hippie. Les enfants de laprès-guerre ne veulent pas des valeurs de leurs parents et prônent lamour libre, une vie hédoniste et la liberté de consommer, persuadés que le vieux monde nen a plus pour longtemps et quun âge dor, damour et de bonté est en route. Lacide a permis dentrevoir le nirvana, le non-désir, le non-être du Tao. Il faut donc laisser dissoudre lego dans la conscience cosmique. Mais le LSD peut aussi dissoudre la raison, voire les neurones, et de plus en plus de jeunes fugueurs sombrent dans la consommation damphétamines ou atterrissent en HP. Devant lampleur des dégâts, des médecins ouvrent les fameuses "free clinics" et les autorités saffolent. Condamné à trente ans de prison pour quelques grammes de marijuana, Leary devient un martyr. En quelques mois, le LSD, classé comme drogue au même titre que lhéroïne, est interdit quasiment partout dans le monde. Ce qui nempêche pas Owsley, depuis la Californie, de continuer à inonder le monde de ses "California Sunshine", "Window Pane" ou "Purple Haze".La fin dune illusion
En un an la musique, la mode, la littérature, les drogues "hippies" ont déferlé sur lEurope. A Paris, quelques intellectuels issus du situationisme fondent lInternationale Hallucinex, ephémère revue dédiée à "larme absolue de lart, de la philosophie et de la révolution". Les premiers freaks sous acide regardent, amusés, mai 68 et le balayage de lordre ancien dans un nuage de marijuana. Pourtant, aux Etats-Unis, le mouvement bat de laile. Trop de freaks sombrent dans les drogues dures ou les sectes. Des chimistes inconscients fabriquent des trucs de plus en plus durs : PCP, STP... Lassassinat de Sharon Tate, femme du cinéaste Roman Polansky, par une bande dallumés gavés dacide achèvera de diaboliser le "sacrement chimique". Altamont, lîle de Wight et Woodstock, où des centaines de milliers de jeunes gobent des millions dacides resteront les apothéoses dune de ces époques déchaînées de lhistoire du monde13.
Assimilé aux autres drogues, galvaudé par les trafiquants, le LSD perd peu à peu son aura. Et le mouvement continue à sétioler tout au long des années 1970. Parfois vers lOrient, où beaucoup sombreront dans la torpeur dun quotidien médiocre mais supportable grâce à lhéroïne et autres drogues dures qui, peu à peu, terrassent la fougue des plus allumés. On dira que "ceux qui ont vraiment vécu les années 70 ne peuvent plus sen rappeler"...Le renouveau des années 1990
Lacide perd sa notoriété jusquau début des années 1990 et lapparition de la vague techno et des grands teknivals européens où la substance, en phase avec les exigences des jeunes teuffeurs et des sets des DJ, est parfois vendue à la criée. "Hoffmann 2000", "Panoramix", "Strawberry", "Fat Freddy" sont les nouveaux logos gobés par une jeunesse en treillis et capuche qui, grâce à lacide et à lecstasy, peut "entrer dans le son", vivant une relation physique avec une musique souvent saturée dinfrabasses. Les acides de lan 2000, généralement moins dosés que ceux des années 1960, sont souvent consommés pour leurs effets euphorisants14.
A Bâle en ce mois de janvier 2006, des soixantenaires grisonnants sourient avec indulgence face aux jeunes enthousiastes nostalgiques du psychédélisme. Les survivants aux figures ridées des héraults de la contre-culture ont gardé loeil malicieux denfants ayant joué un incroyable tour au monde en plantant les graines qui ont engendré la cybernétique, orienté la recherche sur le fonctionnement du cerveau et inspiré des techniques révolutionnaires. Steve Jobs, le fondateur dApple, les créateurs dOpen Source15 et des milliers dautres ont reconnu linfluence de quelques fulgurances lysergiques dans lorientation de leur vie.
La génération des "soixandizards" savoure discrètement la victoire quelle vient de remporter : lautorisation de reprendre des recherches, longtemps gelées, sur les potentiels thérapeutiques et scientifiques des hallucinogènes16.
Si tous reconnaissent sêtre bien amusés durant ces décennies, ils sont en général daccord pour admettre que le LSD naurait jamais dû quitter la sphère expérimentale où des gens formés et responsables en auraient étudié lincroyable potentiel dexploration psychique.
1 www.lsd.info
2 Albert Hofman, LSD, mon enfant terrible, Ed du Lézard, 1996
3 LSD est lacronyme allemand de Lysersäure-Diäthylamid.
4 psycholithique : qui provoque le relâchement des tensions psychiques.
5 Psychédélique : qui dévoile, révèle lesprit.
6 Sidney Cohen, LSD 25, Coll Témoins, Gallimard, 1964
7 Martin A. Lee & Bruce Shlain, LSD et CIA, quand lAmérique était sous acide, Ed du Lézard, 1994
8 Pierre Deniker, Les drogues, trafic et contagion, Plon, 1988
(Le LSD nétait pas encore illégal)
9 Michael Hollingshead, The Man Who Turned on the World, Blond & Briggs Ltd., Londres 1973
10 Drogue qui permet lexpansion de la conscience.
11 Timothy Leary, La politique de lextase, Fayard, 1973
12 Tom Wolfe, Acid Test, Seuil, 1975
13 Jean-Marc Bel, En route vers Woodstock, JC Lattès, 1994
14 Une dose de 40 à 70 mcg (selon le poids de la personne) sera essentiellement euphorisante. La majorité des "trips" vendus dans les milieux festifs contiennent moins de 100 mcg. De nombreux "gobeurs" nen prennent quun quart ou un demi, modulant ainsi les effets souhaités.
15 Concept communautaire de logiciels libres daccès, de droits et gratuits, comme Linux.
16 The Resonance Project