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SWAPS nº 35

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Expériences locales

Mieux vivre à Stalingrad Paris (France)

par Laure Dattu
Merci à Julien Talpin

Le quartier Stalingrad, à Paris, est l'un des hauts lieux de vente et de consommation de drogues de la capitale. Les habitants ressentent fortement ce trafic, et s'en plaignent de façon récurrente. Pour avancer ensemble face à un conflit croissant entre les différents protagonistes du débat, en décembre 2002, le maire du 19e arrondissement de Paris, Roger Madec, a voulu "créer un espace permettant aux personnes habitant ou travaillant sur le quartier et aux élus d'élaborer collectivement des projets d'avenir". C'est dans cet esprit novateur de démocratie -participative qu'est née l'expérience du "panel citoyen" : "Mieux vivre à Stalingrad".


Mieux vivre à Stalingrad,
Rapport du panel citoyen,
http://paris19.lesverts.fr/IMG/pdf/panel_citoyen.pdf

Peut-on associer la population pour définir les moyens de vivre avec les usagers de drogues, c’est-à-dire à trouver un compromis entre l’exigence de sécurité et de tranquillité pour la collectivité, et l’impératif de solidarité et de santé pour les usagers ? Le régime institutionnel a jusqu’à maintenant en France répondu négativement à cette question : l’ordre public est l’affaire des services répressifs, et la toxicomanie, comme tous les fléaux sociaux, relève des administrations sanitaires déconcentrées de l’Etat. Les collectivités locales, et donc les habitants, n’ont pas voix au chapitre sur ce sujet. Il n’empêche que certaines villes ou départements développent depuis longtemps des actions en matière de drogue : distributeurs de seringues, programme de prévention, bus, boutiques, hébergement, voire centre de soins, en interpellant les administrations d’Etat et en contribuant au financement. Quant aux expériences communautaires centrées sur les drogues et ancrées dans un quartier à la vue de tous, elles sont restées limitées : EGO au coeur du quartier de la Goutte d’Or reste une expérience quasi unique en France.
Dans le quartier Stalingrad, aux confins des 10e, 18e et 19e arrondissements, le crack empoisonne la vie : celle des résidants comme celle des consommateurs. Le crack est présent dans l’espace public, en particulier dans les interstices laissés vacants dans la ville ; il accapare l’espace, suscite de multiples scènes de violence entre tous les protagonistes – dealers, usagers, policiers – et une délinquance contre les résidants ; il donne à voir le spectacle de personnes harassées par leur consommation, et ce sans que le dispositif préventif, social et sanitaire apporte une réponse à la hauteur des besoins.
La médiatisation du collectif anti-crack opposant la mobilisation citoyenne au laisser-faire des autorités, ou l’expérience désastreuse de l’installation d’une boutique rue Beaurepaire, obligeaient à trouver un mode de consultation nouveau des acteurs, au premier chef des habitants, sans sacrifier les usagers, ni instrumentaliser les habitants au service de décisions déjà prises.
Les élus du 19e se sont donc engagés dans un véritable exercice de démocratie locale, innovant dans notre république jacobine : la constitution d’un panel citoyen intitulé "Mieux vivre à Stalingrad", pour "faire face aux problèmes liés à l’usage et au trafic de drogues dans le quartier". Le panel a remis son rapport au maire en octobre 2003.

Le panel
De ce modèle original de concertation, on retiendra les éléments principaux :
• Un engagement des responsables politiques, ici la mairie, qui offre un cadre institutionnel à la participation de tous les acteurs et s’engage à ne pas laisser lettre morte l’issue de la discussion. Cet engagement donne sa légitimité à la délibération publique, avec ce qu’il engage de confiance réciproque des élus et des habitants.
• Un modèle de débat public : celui des jurys citoyens britanniques, qui fournit une technique de construction du "jury", d’organisation de l’information, de conduite des débats et de construction de conclusions qui laissent apparaître aussi bien les points d’accords que les désaccords.
• Un bon groupe de pilotage qui organise, suit, rend compte des délibérations, sous la houlette d’une personne ayant une vision large du problème. La triple expérience scientifique, professionnelle et militante d’Anne Coppel à qui était confiée la coordination, a évidemment été un atout considérable pour cette expérience.
Le panel associe sept citoyens tirés au sort après avoir déposé leur candidature suite à une campagne d’affichage dans le quartier, et sept représentants des forces vives du quartier (association, commerçants, pharmaciens) désignés par le comité d’organisation. Il a donc une double légitimité. D’un côté, celle assurée par le tirage au sort censé offrir un échantillon représentatif des habitants du quartier. Bien sûr, compte tenu du nombre limité de participants, il ne s’agit pas d’une représentativité statistique, mais simplement d’un échantillon suffisamment diversifié par ses caractéristiques sociale, professionnelle, culturelle, générationnelle et sexuelle, pour ne pas être taxé de partialité. Ces citoyens ordinaires, supposés n’avoir aucun intérêt personnel en jeu dans la question débattue, devraient pouvoir parler au nom de l’intérêt général. De l’autre côté, les forces vives du quartier (commerçants, habitants) sont censées représenter les différents "vécus" et points de vues sur la toxicomanie dans le quartier. Etant confrontés quotidiennement à ces problèmes en vertu de leur activité professionnelle ou de leur expérience personnelle, ils sont censés apporter un point de vue non pas expert mais du moins informé.

Un diagnostic partagé
Six auditions publiques thématiques ont été organisées entre avril et septembre 2003 ; elles étaient préparées par des groupes de travail spécifiques, qui définissaient les questions posées aux intervenants, choisis pour leur compétence ou leur expérience. Ces auditions publiques devaient permettre à chaque membre du panel de se faire une opinion sur chacun des six thèmes abordés, en constatant par lui-même à la fois ce sur quoi il y a consensus, et ce sur quoi il n’y a pas accord, que ce soit par manque d’information ou parce qu’un point est conflictuel. Cette méthodologie permettait à chacun d’isoler les motifs de débats tout en s’accordant sur les points consensuels, d’identifier les pôles d’argumentation, et ainsi de comprendre les désaccords, pour pouvoir avancer ensemble. Une entreprise de clarification collective caractéristique, pour une démarche participative dès l’élaboration du diagnostic.
Trois séances d’auditions publiques ont été consacrées à identifier la nature du problème. La première, avec pour invités un brigadier du commissariat du 19e arrondissement et deux représentants de la coordination Toxicomanie 18e, s’intitulait : "Vivre dans le quartier : quels sont les problèmes liés aux drogues ?" Plusieurs constats ont pu faire consensus pour la définition des problèmes, et notamment l’idée que les conséquences du trafic et de la consommation de drogues sont fonction à la fois de la réaction des pouvoirs publics, et de la réaction des habitants. Ce qui a permis de préciser la problématique du panel autour de la question : "une présence policière continue et un projet de réhabilitation du quartier sont-ils suffisants, ou bien faut-il prévoir d’autres actions ?"
La deuxième séance resserrait les questions autour des usagers, en présence de deux intervenants de La Boutique, de Hugues Berton, chef de service Sleep-in, et d’un accueillant d’EGO. Qui sont les usagers, quels sont leurs attentes et leurs besoins ? Les conclusions de cette séance n’ont donné lieu à aucune contestation : simplement, le panel constate le déficit de lieux de médiation entre usagers et habitants, le manque d’actions de prévention pour les plus jeunes, l’absence de réponses en situation d’urgence, et l’insuffisance d’informations sur les associations existantes dans l’arrondissement.
La troisième séance se penchait sur les liens entre trafic et délinquance, en présence d’un représentant de la police urbaine, de plusieurs médiateurs de la coordination Toxicomanie 18e, et d’un infirmier de l’équipe de rue de la boutique Boréal (19e arrdt). Le panel a orienté ses questions vers la définition des liens entre trafic et délinquance, et l’analyse des conséquences pour le quartier. Les témoignages des intervenants ont permis de définir le quartier comme une exceptionnelle "scène" du crack ; et trois perspectives alternatives ont ainsi pu être soumises aux membres du panel : résorber cette "scène", lutter contre son importance pour qu’elle perde son statut exceptionnel même si un peu de trafic perdure, ou bien disperser le trafic en une multitude de plus petites scènes.
Les trois dernières séances ont été consacrées aux réponses possibles.
La séance 4 étudiait les outils sociosanitaires, présentés par Malika Tagounit, de Effervescence, Paolo Antonelli, de Confluences, et Pierre Goisset, de La Mosaïque. L’occasion de s’accorder sur les bénéfices de la réduction des risques en termes de baisse de la mortalité. Mais aussi de spécifier les besoins du quartier Stalingrad par rapport aux outils existants, pour cibler les problèmes du crack. C’est ainsi que les atouts d’une réponse de première ligne apparaissaient consensuels en fin de séance.
La séance suivante se consacrait aux questions d’urbanisme, avec pour invités un représentant du conseil de quartier Flandres-Aubervilliers, et de l’adjointe au maire du 19e en charge de l’urbanisme. La présence de la consommation et du trafic de drogue va de pair avec des zones qui cumulent habitat insalubre, friches et immeubles squattés. Il existe des projets urbains très importants dans le quartier, qui doivent permettre la résorption de cette situation urbaine dégradée ; mais il s’agit de projets de longue durée qui doivent préserver ou restaurer la mixité sociale dans l’habitat ainsi qu’en termes d’emploi et d’activité économique. Des actions plus ponctuelles et donc plus rapides sont engagées.
Enfin, la dernière séance avait pour objectif d’identifier quels objectifs et quelles priorités le panel citoyen devait retenir pour élaborer ses recommandations. Les intervenants étaient choisis pour les propositions qu’ils pouvaient faire pour le quartier et pour leur expérience : citons, entre autres, Lia Cavalcanti d’EGO, Fabrice Olivet d’Asud, Guy Sebbah, du service Paris Nord de SOS Drogues international, ou Eric Labbé, de l’Association de riverains Stalingrad quartier libre. En fonction des positions des uns et des autres, quatre questions prioritaires ont pu être isolées et soumises au panel : (1) faut-il répondre sur place aux besoins des usagers, ou se limiter à une prise de contact ? ; (2) faut-il créer un projet spécifique au quartier, ou bien développer les projets existants dans les zones voisines ? ; (3) la lutte contre la drogue et la toxicomanie doit-elle être menée par les services publics dont c’est la mission (répression et soins), ou bien tous les acteurs concernés ont-ils un rôle à jouer ? ; (4) la lutte contre la drogue et la toxicomanie doit-elle porter sur le crack, ou s’élargir aux conséquences pour les usagers et pour la société ? Trois sphères de critères ont été identifiés pour aider les membres du panel à se faire une opinion sur chacune de ces questions: la désirabilité de l’action, son acceptabilité, et sa faisabilité.

Du consensus à l’action
Forts de ces éléments, les membres du panel se sont donc livrés à l’élaboration collective, participative, d’un diagnostic, en fonction duquel il a fallu bâtir des propositions d’actions les plus consensuelles possibles.
Les stratégies qui ont ainsi émergé n’ont peut-être rien d’exceptionnel par leur contenu ; mais elles valent par leur mode de construction :
• L’objectif de "faire de Stalingrad un quartier à part entière qui a un autre avenir que d’être celui d’une scène de la drogue" : on notera l’emploi du terme drogue et non pas crack seulement, ce qui souligne l’élargissement du point de vue au cours de la délibération.
• L’engagement de la mairie, renouvelé à l’issue du panel, de placer la question des drogues comme un enjeu du projet municipal. On notera la volonté de ne pas se contenter de renvoyer l’ascenseur aux administrations d’Etat qui ont compétence pour régler le problème, mais de traiter le problème dans une cohérence d’ensemble.
• Maintenir un suivi citoyen : ici un désaccord a toutefois persisté sur son rôle et sa composition.
• Mener de front une lutte plus efficace de la police contre le trafic, et assurer une médiation effective entre les résidants et les consommateurs.
• Renforcer les réponses aux besoins des usagers : le panel a décidé la création d’une permanence assurée par un bus permettant une réponse aux situations de crise et le renforcement du dispositif de réduction des risques et de soins existant.
• Un projet d’insertion pour les jeunes du quartier, qui constitue le volet préventif de ce projet d’ensemble. Il répond à l’exigence de tous d’engager un avenir meilleur pour les jeunes, comme corollaire des actions de réduction des risques qui visent à limiter la casse et sont perçues par une partie du public comme un renoncement.
Cette expérience nouvelle ne sera pourtant véritablement réussie que quand ces décisions deviendront actions – ce qui engage à la fois la responsabilité des élus, la compétence des professionnels pour monter des programmes adaptés et efficaces, l’efficacité de l’administration... et aussi, malgré tout, des budgets publics.