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SWAPS nº 35

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Substitution aux opiacés en France: état des lieux

par Lydie Desplanques

Les 23 et 24 juin 2004, Lyon accueillait la Conférence de consensus sur la place des traitements de substitution dans les stratégies thérapeutiques pour les personnes dépendantes des opiacés. En attendant les recommandations qui devraient paraître en septembre, cette conférence a été l'occasion de tracer un état des lieux de la substitution en France.

Les produits
La France est championne d’Europe de prescription de traitements de substitution aux opiacés (TSO), représentant à elle seule presque un tiers des patients européens substitués. En revanche sa palette thérapeutique reste pauvre, à la fois en ce qui concerne les médicaments et les formes galéniques : elle se limite à la méthadone, disponible en solutions à boire, et la buprénorphine haut dosage (BHD, vendue sous l’appellation Subutex®), en comprimés d’administration sublinguale. "En France, il n’y a pas de traitements de substitution au sens strict", constate le Pr Marc Auriacombe, car si ces traitements agissent efficacement contre la dépendance en supprimant le craving et les manifestations de sevrage, ils ne se substituent nullement aux effets de l’héroïne.
Entre 71800 et 84500 patients reçoivent un traitement de BHD, et entre 11200 et 16900 de la méthadone1. Cette répartition, particulière à la France, tient au mode d’accès plus large de la BHD, disponible en primo-prescription en médecine de ville. A côté de ces traitements qui ont reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM), d’autres traitements subsistent en marge, essentiellement les sulfates de morphine (Moscontin®, Skénan®) qui permettent de soigner environ 2500 personnes grâce à un cadre dérogatoire.

Les consommateurs
Entre la moitié et les deux tiers des usagers problématiques d’opiacés recevraient une prescription de TSO (d’après les dernières estimations, il existe en France entre 150000 et 180000 usagers problématiques de drogues opiacées et/ou cocaïne). A côté des patients engagés dans un véritable processus de traitement gravite une population recevant des prescriptions de manière irrégulière, pratiquant une activité de revente ou consommant sans prescription.
Ainsi, parmi les 79000 patients ayant reçu au moins une délivrance de BHD au cours du dernier trimestre 2002, de 51000 à 58000 seraient en processus de traitement au moins pour six mois ; de 16000 à 23000, soit environ 20 à 30%, seraient au début ou à la fin de leur traitement ou seraient des "intermittents de la substitution" ; enfin 5000 usagers, soit 6%, auraient une activité de "revente" importante, représentant entre 21 et 25% des quantités remboursées1. L’évaluation du nombre de personnes usant de TSO hors prescription médicale est difficile, mais 4000 ont été "repérés" dans des structures bas-seuil.

Les victoires
Bien qu’il soit impossible de savoir exactement quelle part attribuer aux TSO parmi l’ensemble des mesures publiques lancées à la même période (vente de seringues sans ordonnance, programmes d’échange de seringues, campagnes d’information, etc.), les sources convergent pour affirmer que leur diffusion est fortement corrélée à une amélioration de l’état de santé des usagers de drogues, notamment en diminuant la consommation d’héroïne de rue et en favorisant l’accès aux soins.
Les décès par surdose constatés par les services de police ont été divisés par plus de cinq entre 1994 et 2002, ce résultat étant d’autant plus remarquable que la tendance est à la hausse dans les autres pays d’Europe, hormis l’Espagne.
Les TSO ont contribué à la baisse des contaminations VIH par voie intraveineuse. En 1995, l’injection représentait 24,9% des cas de sida diagnostiqués en France contre 11,3% en 2002.
La pratique de l’injection et les pratiques à risques ont chuté. L’enquête ANISSE2 rapporte que la pratique de l’injection au cours du dernier mois passe de 65% au début du traitement à 34% six mois après son instauration ; le partage des seringues de 15% à 5,5% et celui du matériel lié à l’injection de 22% à 8%.
Parmi les bénéfices sanitaires, il faut aussi noter la baisse des hospitalisations, de la fréquence d’abcès, des tentatives de suicide, des consommations de substances illicites, et l’amélioration de l’issue des grossesses3.
Les TSO ont permis aux usagers de se libérer de la recherche compulsive de produits, et, par ricochet, ont amélioré leur situation sociale, leurs conditions de logement, d’accès au travail, les relations avec leurs proches. Leur délinquance s’est réduite : entre 1995 et 2002, le nombre d’interpellations pour usage ou usage-revente d’héroïne a baissé de 76% alors que l’ensemble des interpellations liées aux stupéfiants augmentait.

 Les inquiétudes
Des décès liés aux TSO sont apparus. Encore mal renseignée, cette mortalité semble surtout associée à une consommation d’autres substances psychoactives, en particulier les benzodiazépines, et à l’injection. En 2002, 31% des décès pour lesquels on suspectait un usage abusif de psychotropes recensés par le dispositif DRAME4 mettaient en cause un TSO. Parmi eux, 23 cas sont imputables à la buprénorphine, toujours associée à d’autres substances, et 17 à la méthadone, retrouvée seule dans un seul cas.
Le report de la dépendance vers des drogues licites est également préoccupant. Dans l’enquête SPESUB5, la dépendance à l’alcool initialement déclarée par 20% des patients passe à 32% après deux ans de traitement. Dans l’enquête AIDES6, des consommations occasionnelles d’héroïne ou de cocaïne persistent chez environ un quart des patients, tandis que 26% consomment quotidiennement des benzodiazépines et 72% de l’alcool.

Du mésusage des traitements de substitution
Le mésusage des produits de substitution, en particulier le Subutex®, a connu dernièrement une médiatisation alarmiste. Force est de constater que le trafic de BHD devient une voie d’entrée non négligeable dans l’usage de drogue et la dépendance7.
Mais ce terme de mésusage, défini comme "usage non-conforme à l’utilisation thérapeutique prévue", amalgame des réalités très variées qui s’inscrivent dans un continuum entre auto-substitution et usage toxicomaniaque.
Lors des États généraux des usagers de la substitution et de la Conférence de consensus, usagers et experts ont mis en garde contre une tentative de retour en arrière, soulignant que le problème incombe largement au système de soins actuel. La palette thérapeutique limitée et les modalités d’accès à la méthadone contraignantes font que "l’usager n’a pas de choix", pour reprendre les propos du Dr Bertrand Riff : il n’a pas le choix du produit, de la posologie, du mode d’administration, du lieu, du professionnel, en particulier quand il réside en province, quand il est marginalisé ou à l’inverse lorsqu’il jouit d’une bonne insertion professionnelle incompatibles avec le haut seuil d’exigence requis dans certains centres.
La substitution remplit des rôles différents pour les usagers qui vont de l’abstinence, de la volonté de stabiliser sa vie affective et sociale à celle de mieux gérer sa consommation et les aléas liés au statut illicite des produits. Ces objectifs varient en fonction des individus, de leur histoire. L’offre de soins actuelle ne permet pas de répondre à leur diversité.

La parole des usagers
Les usagers de TSO ont une position privilégiée pour évaluer l’efficacité du traitement, la pertinence du choix du médicament et de la posologie, puisqu’ils l’éprouvent directement. Comme ironisait Fabrice Olivet, président d’Asud, lors des EGUS, "c’est le seul traitement où un mauvais médecin peut réussir ses prescriptions en suivant scrupuleusement les directives de son patient". De plus, ils l’ont souvent déjà expérimenté avant d’entrer dans un protocole médical : dans l’enquête AIDES, 28% des usagers disent avoir régulièrement consommé leur produit de substitution plusieurs mois avant de se le faire prescrire.
L’expertise des usagers est malgré cela laissée de côté et le parti médicocentrique de la Conférence de consensus – par ailleurs progressiste – n’a guère laissé s’exprimer leur point de vue. L’usager se heurte encore souvent à la toute puissance de la parole du médecin et au stéréotype du toxicomane menteur, manipulateur, installant un climat de suspicion peu propice à générer une véritable alliance thérapeutique.
Les posologies recommandées rendent suspectes les demandes de certains patients qui ont besoin de doses largement supérieures. Ainsi, pour la BHD, l’AMM situe la dose maximale à 16 mg par jour tandis que pour les Britanniques, la dose peut varier jusqu’à 32 mg.
Les sanctions opérées par certains médecins envers les patients qui s’injectent ou consomment d’autres produits les conduisent à taire leurs pratiques, ce qui renforce ce climat de méfiance. Pourtant "ce n’est pas du mésusage, c’est de l’échec thérapeutique !" s’exclamait un participant aux EGUS.
Alors que le débat tend à devenir passionnel, il est bon de rappeler que le taux d’observance des usagers de TSO est similaire à celui des maladies chroniques qui nécessitent des traitements longs et contraignants. Dans l’enquête AIDES, 67% des usagers déclarent prendre leur traitement conformément aux recommandations du médecin (14% déclarent en consommer plus, 19% moins).



1- "Les traitements de substitution en France : résultats récents 2004",
Tendances, n°37, juin 2004
2- Batel P, Constant MV et al.
Retombées économiques et sociales d’un traitement de substitution par buprénorphine haut dosage. Résultats préliminaires après six mois de suivi.
Paris : ANISSE, 2001
3- Voir "Femmes enceintes substituées : changer de regard",
Swaps, n°34, 1er trimestre 2004
4- Décès en relation avec l’abus de médicaments et de substances,
AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé)
5- Duburcq A, Charpak Y et al., “
"Suivi à deux ans d’une cohorte de patients sous buprénorphine haut dosage. Résultat de l’étude SPESUB (suivi pharmaco-épidémiologique du Subutex en médecine de ville)",
Revue d’épidémiologie et de Santé publique, n°48, 2000
 6- AIDES et INSERM,
Attentes des usagers de drogue concernant les traitements de substitution : expérience, satisfaction, effets recherchés, effets redoutés.
2001, Paris : AIDES/INSERM
7- "Éléments d’observation des usages non substitutifs de la buprénorphine haut dosage, en France, en 2002",
in Phénomènes émergents liés aux drogues en 2002,
Paris : OFDT, juin 2003