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SWAPS nº 35

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Prise en charge

L'alcool et le milieu du travail

par Aude Segond

Au travail, l'alcool reste un sujet tabou. Repas d'affaires, pot de départ... chacun peu ou prou en consomme à l'occasion, mais il peut aussi devenir le révélateur de malaises et de tensions internes. Les problèmes sont minimisés jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus être ignorés - et aboutissent alors le plus souvent à un licenciement. Entre laxisme et répression, pas beaucoup de place pour autre chose que le désarroi et l'impuissance. Pas ou peu de travail de prévention, de gestion des difficultés personnelles et collectives, de propositions de prise en charge. L'ouvrage original de Jean-Paul Jeannin est un guide à l'usage de tous, pour repérer les problèmes, les analyser, et agir .


J.-P. Jeannin, J.-F. Vallette, C. Harzo
Gérer le risque alcool au travail
Lyon, Éditions de la Chronique sociale,
Collection Savoir communiquer, 2003
ISBN 2 85008 493 X. - 391 p.


Jean-Paul Jeannin, alcoologue, responsable d’un centre de prévention et de soins en alcoologie, a élaboré un guide pratique pour aider à aborder et à gérer l’alcool au travail.
L’ouvrage s’adresse à toute personne concernée et/ou désireuse de se pencher sur la question : membres des équipes médico-sociales et des équipes dirigeantes, responsables ou agents de sécurité, délégués du personnel, syndicalistes... L’objectif est de leur fournir des éléments de réflexion, des informations de base en matière d’alcoologie, ainsi que des outils méthodologiques pour provoquer un débat sur les enjeux, élaborer une stratégie propre à l’entreprise et mettre en place des actions concertées, pertinentes et efficaces.
En plus d’une information de base sur l’alcoologie et la toxicologie, ce guide est composé de cinq chapitres : pourquoi un programme de gestion du risque alcool sur les lieux de travail ? ; la gestion du risque alcool en entreprise ; le plan permanent de prévention du risque alcool en entreprise ; la place de la "loi" dans la gestion du risque alcool en entreprise ; l’aide aux personnes en difficulté avec l’alcool.

Réfléchir, comprendre et s’outiller, agir
Dans chacune des parties, la démarche adoptée est identique : un autoquestionnement permet de s’interroger; des connaissances, des techniques et des outils sont proposés ; un cheminement est suggéré pour la mise en oeuvre.
L’ouvrage s’ouvre par une mise en perspective de l’alcool comme substance psychoactive. Deux autoquestionnaires interrogent le lecteur sur ses représentations des substances psychoactives et de leur consommation et sur ses connaissances du sujet.
Sont présentés ensuite l’usage, l’usage nocif et la dépendance. Jeannin propose une double classification, par mode d’action physiologique principal et par dangerosité, ainsi que des informations sur les produits (dépendances physique et psychique, tolérance, toxicité, dangerosité sociale, administration, effets recherchés, effets nocifs). Il détaille les données concernant le tabac, le cannabis, l’ecstasy, la cocaïne et l’héroïne et, surtout, celles intéressant l’alcool. Données épidémiologiques, graphiques et tableaux permettent de présenter l’alcool et ses propriétés psychotropes, l’alcoolisation, l’évaluation des quantités d’alcool, l’alcoolémie et son effet sur le comportement, les mécanismes de la tolérance et de la dépendance à l’alcool, la personne alcoolique, et le problème du déni.

Bien vu / Mal vu
En France, environ 10% de la population est alcoolodépendante ou en danger de le devenir. L’alcool serait responsable, selon les études et les estimations, de 12 à 19% des accidents du travail, soit autour de 100000. Le risque alcool est pourtant très mal repéré en entreprise.
Le monde du travail engendre des contraintes, des souffrances physiques (bruit, chaleur, ryhtme à maintenir) ou psychiques (tensions entre individus, impératif de réussite, pressions multiples et parfois contradictoires). Une alcoolisation, même faible, permet de résister, du moins dans un premier temps.
Plusieurs types de risques sont liés à l’alcool : diminution des performances professionnelles, risques sociorelationnels, risques de potentialisation avec d’autres médicaments ainsi qu’avec les solvants industriels, passages à l’acte, accidents du travail avec des machines ou des véhicules, accidents de la route, alcoolopathies, dépendance alcoolique.
Dans les lieux de travail, la demande qui émerge sous couvert de prévention se résume souvent à trouver une solution rapide pour réduire le nombre des alcooliques. L’alcool est enfermé dans une double image. Sa consommation est intégrée à la culture et aux coutumes sociales au point que refuser un verre est souvent difficile, mais elle devient objet d’opprobe si, excessive, elle donne lieu à des comportements non maîtrisés qui gênent ou font peur.
Il existe fréquemment une "culture alcool" dans l’entreprise : tournée offerte à telle ou telle occasion, cuvée spéciale réservée, club d’oenologie subventionné, repas de service traditionnellement bien arrosés... S’y conformer aide à l’intégration d’un individu. S’il dérape, il sera souvent d’abord caché et protégé par ses pairs, avant d’être rejeté et que soit demandée l’intervention de l’institution.
Selon Jeannin, le parcours alcool dans une entreprise entremêle trois acteurs ou groupe d’acteurs (la personne concernée, ses pairs, l’encadrement) tout au long de trois phases qui peuvent s’étirer sur dix à quinze ans (phase inapparente, apparition des troubles plus ou moins bien gérés et cachés, alcoolodépendance avec exclusion et dénonciation du groupe de pairs suivie d’une intervention souvent brutale de la direction).

Modèles d’action
Selon Jeannin, la gestion du risque alcool concerne l’ensemble des acteurs présents dans l’entreprise, et doit s’appuyer sur une politique claire, négociée, affirmée et soutenue par la direction. Celle-ci repose sur trois piliers, portés par trois groupes différents travaillant en concertation : le registre de la loi et de son application, dévolu à la hiérarchie ; le registre de l’aide et de l’accompagnement, apanage du service médico-social ; le registre de la prévention, de la recherche et de l’action, domaine d’un "groupe alcool", formé et mandaté.
Le consensus et le dialogue social sont un passage obligé de la mise en place d’une telle gestion. Les rôles du CHSCT (Comité d’hygiène et sécurité et des conditions de travail) et des syndicats doivent être discutés et précisés.
Sur le terrain, il est possible de repérer cinq types de stratégies, des plus proches du modèle traditionnel aux stratégies plus ouvertes sur une prise en compte de la situation globale environnement/consommateur/produit. Les stratégies d’influence se basent sur l’information et la sensibilisation. Les stratégies de réglementation se fondent sur l’élaboration de règles internes et la formation de l’encadrement à la législation. Les stratégies d’aménagement du milieu interviennent sur l’environnement; celles de développement des compétences favorisent tout ce qui permet l’accès à l’autonomie, la gestion du stress, etc. Enfin les stratégies d’aide cherchent à accompagner et à orienter la personne en difficulté ainsi que ses collègues.
Un test de démarche qualité est disponible dans l’ouvrage pour analyser la politique choisie et la faire évoluer si besoin.

Un outil original : le "groupe alcool"
Même si elle essentielle, la prévention n’est que l’un des axes du plan de gestion du risque alcool.
Jeannin commence par rappeler les différents modèles de prévention, représentés par des schémas d’interactions (modèles médical, sociologique, psychanalytique, pédagogique, systémique).
Il propose ensuite une série d’outils d’aide à la démarche, que l’intervention se fasse avec ou sans décideur identifié. Il souligne quelques pièges à éviter et décrit le déroulement théorique des phases du plan, ainsi que leurs principes opérationnels.
Il détaille les objectifs, la constitution et les modalités de fonctionnement d’un "groupe alcool" au sein de l’entreprise, et donne des exemples de chartes réalisées au sein de tels groupes. Il aborde les plans d’action et de communication nécessaires, la manière de réaliser un état des lieux, d’étudier les facteurs favorisant l’alcoolisation sur le lieu de travail. Il insiste sur l’évaluation des démarches accomplies : objectifs, niveaux et méthodes, légitimité du(des) évaluateur(s), indicateurs à mettre en place.

La place de la loi
Les outils juridiques dont disposent aujourd’hui les entreprises sont le plus souvent soit inexistants, soit obsolètes et inadaptés. Quoi qu’il en soit, cette législation, aussi restreinte soit-elle, n’est dans la plupart des cas pas respectée et remplacée par des traditions internes. Or, même si un arsenal juridique n’est pas suffisant pour apporter une réponse définitive à un problème aussi complexe que l’alcool en milieu de travail, un règlement intérieur clair, fixant des limites précises, et respecté par tous les protagonistes, est indispensable.
L’auteur préconise la création d’une "commission loi", destinée à suivre le volet management de la démarche globale d’entreprise, groupe de proposition et non décideur, le comité directeur restant seul habilité à assumer une telle responsabilité.
Les différents codes (du travail, des assurances, de la route, des débits de boisson) fournissent un cadre parfois flou mais qu’il s’agit de bien connaître et qu’il est nécessaire de compléter par un règlement intérieur et un guide de procédures prévoyant l’ensemble des situations. A tous les échelons de la hiérarchie, l’encadrement doit être concerné et formé. Doivent être fixés : les circonstances de contrôles d’alcoolémie, une définition de l’état d’ivresse, la gestion d’une situation de crise, d’un problème à répétition, la marge de manoeuvre dévolue au cadre selon son degré de responsabilité, l’intervention de l’équipe médico-sociale, etc. De façon pratique, l’auteur fournit une grille d’observation et son interprétation, ainsi que des éléments pour mieux gérer un entretien hiérarchique.

Changer de regard
L’aide aux personnes alcooliques est difficile sur les lieux de travail car conditionnée par les représentations et les attitudes de tous, chacun étant désireux que l’autre boive "comme tout le monde" et que rien ne change dans les habitudes sociales adoptées vis-à-vis de l’alcool. Or cette aide ne peut passer que par un changement des attitudes collectives : ne plus survaloriser l’alcool, ne plus mépriser l’alcoolique.
L’auteur apporte une série d’outils méthodologiques pour réfléchir aux attitudes et contre-attitudes développées par chacun dans l’entreprise (que l’on soit "victime", "persécuteur" ou "sauveteur"), pour comprendre leur interaction, pour évaluer une "situation alcool", pour penser la relation d’aide. Il précise quel peut être le rôle de chacun, de l’assistant social au médecin, du groupe d’aide au mouvement d’abstinence.
Une réflexion sur l’aspect éthique de la gestion du problème alcool en entreprise et une synthèse sur l’approche de cette question en Belgique, au Canada et en Suisse, mettent le point d’orgue à cet ouvrage très complet. Un livre pour réfléchir et pour agir, auquel on ne peut que souhaiter succès et longue vie...