Santé
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SWAPS nº 34

vers sommaire

Images des drogues

Les représentations sociales
des drogues à travers le corpus
du concours d'affiches
"Tous à Chaumont!"

par Lydie Desplanques

En mai 2003, dans le cadre du Festival d'arts graphiques de Chaumont, Crips, Mildt et Inpes invitaient de jeunes graphistes à plancher sur le thème "Drogues : plaisirs, risques, dépendances". Une griffe nouvelle pour une -campagne de prévention originale : les 14 affiches lauréates, exposées jusqu'au 27 juin à la Cité des sciences, seront largement diffusées en Europe.

Réservoir d'idées pour les prochaines campagnes publiques1, les 800 oeuvres créées à cette occasion offrent également un témoignage unique des opinions et perceptions sociales sur les drogues et ceux qui les consomment.
Quelles sont les représentations qui se dégagent de ces affiches, sorties de la réflexion autant que de l'imaginaire d'apprentis graphistes? C'est la question à laquelle tente de répondre cet article, en s'intéressant plus particulièrement aux 439 oeuvres produites par nos concitoyens.

Drogue = mort
Cadavres, tombes, armes, traînées de sang, squelettes, têtes de mort, électrocardiogrammes plats... La consommation de drogue est perçue avant tout comme une pratique mortifère, voire suicidaire. Plus d'un cinquième des affiches françaises (22%) évoquent la mort. Ce choix de mettre en avant la mort et des images macabres tient en partie au présupposé que des images choc sont plus à même de marquer les esprits, de faire réagir. Il s'inscrit dans la même tendance que les récentes campagnes de la sécurité routière. Mais la stratégie n'explique pas tout.
Ce qui frappe surtout, c'est le raccourci qui lie la consommation de drogue au décès 1. Les autres dommages somatiques sont très peu évoqués. La simple consommation conduit à la mort, comme dans ce slogan : "Tu tutoies la drogue, la drogue te tue". Rares sont les affiches qui nuancent en avançant que c'est la répétition des consommations ou le fait d'en prendre toujours plus qui entraîne la mort 2.

     

Tous les produits sont - à des degrés divers - associés à la mort : l'héroïne avec la pratique de l'injection vient largement en tête, mais le cannabis est également dénoncé 3, 4!

     

La mort apparaît ainsi largement fantasmée. Elle est attribuée de manière disproportionnée aux différents produits, puisque - faut-il le rappeler - statistiquement, la mortalité liée aux drogues licites est largement supérieure à celle liée aux drogues illicites, ceci - il faut le rappeler - restant vrai lorsqu'on rapporte les chiffres des décès au nombre de personnes ayant expérimenté les produits2.

 

Pantin, bagnard ou équilibriste
Images d'engrenages, de spirales, de labyrinthes ou de jeux sans issue, de destinées inscrites dans la paume de la main comme des lignes de vie, de chemins rectilignes menant au pire 5... L'existence de l'usager de drogue ainsi symbolisée dans 8% des affiches françaises forme une trajectoire inéluctable, simple et simpliste.
L'usager de drogue est assimilé à une sorte de pantin. Il ne fait pas de choix, entièrement dirigé par sa consommation. Une fois expérimentée, la drogue lui trace un destin où tout est joué d'avance, comme dans cette affiche faisant un gros plan sur une machine à hacher la viande : "T'y mets l'doigt, tu perds ton bras".
Presque rien sur l'arrêt, les rechutes, les moyens de s'en sortir... Lorsque l'idée de plaisir est introduite, c'est souvent pour annoncer la dégénérescence 6.

     

L’usager de drogue est enfermé dans sa consommation. La dépendance apparaît avec la mort comme un avenir pour le moins très probable. 4% des affiches françaises utilisent l’imagerie de la prison (barreaux, menottes, camisole) ou des espaces confinés (personnage cloisonné dans une cage à oiseaux, dans une seringue) 7.
De manière plus positive, mais nettement plus rare, l'usager de drogue est aussi comparé à un équilibriste (2% des affiches françaises). Sa vie ne tient qu'à un fil ; il se maintient non sans peine sur le fil du rasoir, entre usage et dépendance, entre son plaisir et sa perte 8. Dans tous les cas, l'usager de drogue est seul. Seul dans les scènes de consommation, seul face aux risques, à la mort, seul dans la dépendance... 84% des 159 affiches françaises qui montrent des usagers de drogue mettent en scène un personnage unique.

     

Les corps irréels
Le corps du consommateur de drogue tel qu'il est présenté sur les affiches est un non-corps ; il n'a pas de réelle existence. Lorsque ce n'est pas un cadavre ou un squelette, il se réduit soit à une ombre, une silhouette, une forme floue, effacée, fantomatique, ou virtuelle, soit à quelques éléments désagrégés et désarticulés 9, 10.

    

Le corps se limite alors aux lieux de la consommation : avant-bras pour les injecteurs, nez pour les sniffeurs, poumons pour les fumeurs, bouche pour les gobeurs 11, 12...
Une seule partie du corps est mise en avant invariablement pour tous les produits : le cerveau, qui semble ainsi identifié comme une des principales cibles de l'action des drogues (5% des affiches françaises exposent en gros plan un cerveau, un crâne ou des neurones) 13.

         

Entre tentation et illusion
A côté du plaisir, souvent évoqué nominalement3 mais finalement très peu figuré, l'explication de l'attirance pour la drogue réside dans le couple tentation / illusion.
La drogue comme objet de tentation se retrouve dans 5% des affiches françaises à travers diverses allégories : la sirène, le piège à souris, l'hameçon, les bonbons contenant du poison 14,15... L'imagerie chrétienne du péché (pomme, jardin d'Eden, serpent, diable) y occupe une place importante, renvoyant une vision assez manichéenne de l'usage de drogue.

    

Autre idée récurrente, celle que la drogue passe pour apporter du plaisir ou du bonheur, alors qu'en réalité ces bienfaits sont passagers et ne font que dissimuler ou retarder malheurs et dangers. "Paradis artificiels", "poudre aux yeux", ce thème de l'illusion est présent dans 5% des affiches et fonctionne souvent en binôme avec celui de la tentation (la sirène est en fait une seringue déguisée). Il est notamment illustré par des mythes et des contes célèbres (le carrosse redevient citrouille à minuit) ou par un contraste entre des personnages sombres, repliés sur eux-mêmes, et leurs rêves, refuges fabuleux aux couleurs vives, aux formes rondes et agréables 16.

L'injection, archétype de la consommation
Plus d'une affiche sur cinq montre du matériel d'injection (seringues, cuillers, garrot...) ou ses traces sur la peau sans qu'aucun produit ne soit précisé. Même si l'injection correspond sans doute à l'héroïne dans l'esprit de la plupart des auteurs, cette proportion imposante montre combien ce mode de consommation, peut-être plus que n'importe quel produit, constitue dans l'imaginaire collectif LA drogue par excellence. Symptomatiques, nombreuses sont les affiches qui disent textuellement communiquer sur "les drogues" et qui ne montrent que des seringues 17.

A elle seule, l'injection symbolise la dangerosité, l'assujettissement ou encore la volonté d'obtenir un effet toujours plus rapide et plus intense. A travers sa sur-représentation, c'est le stéréotype du toxicomane qui rejaillit.
Lorsqu'on se penche sur les créations chinoises et sud-coréennes, un autre référent apparaît au côté de l'injection : 18% de ces affiches montrent une tête ou une fleur de pavot. La seringue comme archétype de la consommation de drogue en France relève donc bien de caractéristiques culturelles et historiques.

Les drogues licites
Environ 15% des affiches traitent des drogues licites (alcool, tabac, médicaments), soit en se penchant exclusivement sur ces produits, soit en mettant en parallèle substances licites et illicites.
Les problématiques évoquées dans ces affiches reprennent souvent des campagnes publiques : tabagisme passif, il n'est jamais trop tard pour arrêter de fumer, tabac versus séduction, alcool au volant, boire avec modération, etc 18.
Surtout, un grand nombre de ces affiches ont pour unique but de rappeler que le tabac, l'alcool et les médicaments sont "aussi des drogues"19.
Ces produits sont donc bien identifiés comme des drogues, mais puisqu'il est encore nécessaire de le rappeler, on devine que cette identification est nouvelle, en voie d'installation dans les représentations, peut-être fragile.

      

Discordances au sujet du cannabis
Les affiches portant sur le cannabis sont plus contrastées que pour tout autre produit : cannabis associé à la mort, dénonciation de la dépendance, des conséquences sur les poumons, mais aussi de l'incompréhension des adultes, revendication de l'usage, deal présenté comme un "emploi jeune" 20... D'importants clivages apparaissent au sujet de ce produit, détonnant avec l'unanimité qui se dresse à l'encontre de l'héroïne.

Le plus instructif au sujet du cannabis réside probablement non pas dans les affiches réalisées mais dans celles qui ne l'ont pas été. Car comparé à sa diffusion dans la population française, en particulier chez les jeunes adultes4, le cannabis brille ici par sa rareté. Seules 4% des affiches françaises lui sont consacrées -auxquelles il faut certes ajouter celles où il apparaît au côté d'autres produits.
Sans doute cette faible représentation dénote-t-elle la banalisation de ce produit : l'absence de discours caractérise souvent les choses ordinaires, enracinées dans le quotidien.

Nouvelles drogues, nouveaux discours de prévention
Les "nouvelles drogues" (ecstasy, et plus généralement les drogues liées aux milieux festifs) suscitent également des représentations ambivalentes en ce qu'elles inspirent, à côté des grandes menaces (mort, handicap), des discours de prévention fondés sur la réduction des risques (penser à boire de l'eau, à s'aérer et se reposer...) ou sur des effets indésirables moins périlleux et plus fréquents (risque de rester "perché", de vivre des descentes désagréables...) 21.

On sent à travers ces images que les communautés de consommateurs de ce type de drogues ont su se prendre en charge et élaborer puis diffuser leur propre discours de prévention. D'autant plus que les affiches traitant des autres produits illicites s'illustrent par un vide des messages de prévention, si l'on exclut la rengaine "n'en prenez pas, c'est (très) mauvais".

Conclusion
L'analyse des représentations sociales des drogues à travers ces images rejoint de nombreux points mis en lumière par l'enquête Eropp 2002 (voir Swaps n°30), notamment le summum de la dangerosité attribué à l'héroïne et la prégnance du stéréotype du toxicomane, le statut équivoque du cannabis en même temps que sa banalisation, le progrès de l'assimilation des substances licites aux autres drogues.
Au-delà de cette analyse par produit, deux représentations globales se dégagent de ce corpus d'affiches françaises :
"La drogue", c'est l'excès de drogues : l'imaginaire se focalise sur les situations extrêmes.
"La drogue", c'est avant tout celle des autres : les discours sur celles qu'on consomme sont rares.

Les produits décrits dans les 439 affiches françaises

o 188 affiches (soit 35,76%) ne décrivent aucun produit en particulier.
o 98 (22,32%) portent sur l'injection sans préciser de quel produit il est question.
o 31 (7,06%) mettent en parallèle différents produits psychoactifs, illicites et souvent aussi licites.
o 28 (6,38%) montrent de la poudre blanche, un rail, quelqu'un en train de sniffer ou des petits sachets de poudre, sans spécifier de quel produit il s'agit (le rail et le sniff évoquent sans doute la cocaïne pour de nombreux auteurs).
o 21 (4,78%) portent sur le tabac.
o 16 (3,64%) sur l'ecstasy.
o 16 (3,64%) sur le cannabis.
o 15 (3,42%) sur l'alcool.
o 13 (2,96%) sur les médicaments.
o 8 (1,82%) citent la cocaïne.
o 8 (1,82%) font un parallèle entre différentes addictions: drogues, sexe, télévision, sport...
Enfin quelques-unes traitent du crack, de l'opium, des hallucinogènes, des produits dopants, citent l'héroïne ou représentent la thèse de l'escalade.

images réalisées par
1/ Ducatez Sandy, 2/ Bourrin Sandrine, 3/ Scauri Nicolas, 4/ Nativel Aurélie, 5/ Gabouty Alexandra, 6/ Cardinal Julien, 7/ Huskova Natasa, 8/ Saby Héloise, 9/ Garoche Camille, 10/ Galland Stéphanie, 11/ Dubouchet Frederik, 12/ Chatelon Alice, 13/ Larcher Mathieu, 14/ Fuxova Ludmila, 15/ Guillonneau Benjamin, 16/ Vautier Anne, 17/ Parrot Daphné, 18/ Khélif Caroline, 19/ Morel Caroline, 20/ Bayot Marion, 21/ Reymermier Fabien.


1. Les 14 affiches lauréates, retravaillées par leurs auteurs avec des graphistes et des acteurs de prévention, seront l'outil d'une campagne financée par la Mildt, l'INPES et le Conseil régional d'Ile-de-France. Les affiches sont téléchargeables sur le site du Crips : www.lecrips.net/affiches_drogues/

2. Voir Mildt,
"Les consommations de drogues en France en 2002",
www.drogues.gouv.fr

3. Sans doute en écho à l'intitulé du concours "Drogues : plaisirs. risques. dépendances."

 4 D'après l'enquête Eropp 2002 (OFDT), 48,3% des 18-25 ans ont déjà expérimenté le cannabis et 6,3% en consomment plus de 10 fois par mois.