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SWAPS nº 32/33

vers sommaire

 

Economie

Marchés locaux et économie parallèle

par Nacer Lalam

 

Une offre ambivalente
En l'absence de données systématiques et validées portant sur l'offre de cannabis, les statistiques centralisées par l'Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (Octris) fournissent une image partielle des trafics de drogues en France. On sait, en effet, que l'enregistrement des faits sera largement fonction de la politique pénale, des moyens concrets affectés à la lutte contre la drogue et aux pratiques locales, etc. En d'autres termes, les éléments quantitatifs figurant ci-après sont à considérer avec la plus grande prudence.
En 2002, les quantités saisies ont diminué par rapport à l'année précédente mais restent globalement au-dessus des cinquante tonnes, pour atteindre 57115 kg. Les plus grosses saisies sont en grande partie effectuées par les douanes. Seules 63 saisies regroupent près de 84% de la totalité, les Pyrénées-Orientales apparaissant comme le département où sont enregistrées les saisies les plus importantes, avec 17 tonnes en 2002. Une partie du cannabis saisi n'est cependant pas destinée au marché hexagonal. En France, le cannabis disponible se présente pour l'essentiel sous forme de résine.

Saisies de

cannabis (kg)

1998

1999

2000

2001

2002

 Herbe

 3521

 3382

 4865

 3922

 6146

 Résine

 52176

 64096

 48710

 58195

 50836

 Huile

 0,592

 1,690

 2,830

 3,513

 5,086

 Pieds

 /

 /

 /

 41

 96

 Graines

 /

 /

 /

 11

 30

 Total

 55698

 67480

 53579

 62174

 57115

Source : Fichier Fnails, Octris, Direction centrale de la police judiciaire, 2003.

Les interpellations pour usage et trafic de cannabis constituent une large majorité des infractions à la législation sur les stupéfiants (90% de l'ensemble des usagers de stupéfiants et 68% de l'ensemble des trafiquants). En 2002, 73449 personnes ont ainsi été interpellées pour usage de cannabis sans que l'on sache précisément quelle en sera la réponse (pénale).
La moyenne des trafiquants et revendeurs interpellés tourne, quant à elle, autour de 10000 personnes par an. Or, selon les services, les classements dans la catégorie "trafic" relèvent de l'appréciation des forces de répression et renvoient à la problématique de l'homogénéité de l'action publique. Si la quantité est bien sûr un critère déterminant, il semble qu'interviennent de manière plus ou moins explicites des notions telles que l'organisation, l'échelle internationale, la récidive...

Interpellations

pour usage

1998

1999

2000

2001

2002

Herbe

/

/

6776

6681

5160

Résine

/

/

65645

56049

67084

Huile

/

/

30

30

21

Pieds

/

/

963

742

1023

Graines

/

/

247

192

161

Total

64479

70802

73661

63694

73449

Source : Fichier Fnails, Octris, Direction centrale de la police judiciaire, 2003.

Interpellations
pour trafic

et revente

1998

1999

2000

2001

2002

 Herbe

/

 /

 988

 886

 657

 Résine

/

 /

 11161

 7702

 9817

 Huile

 /

 /

 5

5

 3

 Pieds

 /

 /

 95

 34

 43

 Graines

 /

 /

 64

 25

 30

 Total

 11262

 10950

 12313

 8593

 10550

Source : Fichier Fnails, Octris, Direction centrale de la police judiciaire, 2003.

Teneurs relativement stables

Parmi les échantillons de cannabis saisi en France, le laboratoire de police scientifique de Lyon constate une teneur en THC relativement stable. S'agissant de l'herbe, le taux n'excède pas 5% tandis que pour la résine, le taux le plus souvent rencontré se situe entre 5 et 10%. Depuis 2000, il semble cependant que les teneurs variant de 10 à 15% augmentent sensiblement.
Comme ce fut souligné dans l'ouvrage de Ingold et al. (1998)1, on assiste à une expansion des cultures domestiques (en pleine terre, dans des pots ou selon une technique "hydroponique"), phénomène qui s'expliquerait en partie par le coût et la recherche de qualité. En effet, la maîtrise de l'autoproduction évite le coupage et permet d'obtenir un produit plus conforme aux attentes. A cela s'ajoute le relatif engouement pour un produit naturel ayant subi peu de transformation. L'herbe est assez rare dans les marchés dits "de détail" et le prix du gramme plus élevé que celui de la résine. Les principaux pays de provenance de l'herbe saisie sont la Belgique, les Pays-Bas, le Congo ou encore Sainte-Lucie. Dans les départements français d'Amérique, la situation est inverse dans la mesure où l'herbe est beaucoup plus présente. En France métropolitaine, la résine consommée provient du Maroc et passe massivement par l'Espagne (voir l'article L'approvisionnement en haschich du marché français).

 Réseaux structurés

L'une des transformations significatives de ces marchés concerne l'arrivée d'individus issus des quartiers réputés difficiles des agglomérations françaises. En court-circuitant des maillons intermédiaires, ces individus se rendent désormais directement en Espagne pour assurer une partie de l'approvisionnement en cannabis des régions françaises. Pour autant, il serait abusif de croire qu'ils y occupent une place dominante : ces marchés de gros sont toujours sous la coupe d'individus issus des milieux, qui délaissent partiellement le cannabis pour d'autres stupéfiants (drogues de synthèse, cocaïne) ou d'autres activités (infra)criminelles (machines à sous, contrebandes, carambouilles). L'implantation de jeunes trafiquants français dans l'Espagne méridionale entraîne donc une structuration avérée caractérisée par une division du travail : financiers, spécialistes du transport, du camouflage, du stockage, du dispatching, du blanchiment, etc. La professionnalisation qui en découle concerne toujours une minorité de trafiquants. Si ceux-là peuvent prétendre accumuler un capital non négligeable, un grand nombre d'entre eux parviennent juste à satisfaire leurs besoins de consommation, toujours de manière quelque peu ostentatoire à la différence des premiers. Deux observations corroborent cette tendance. D'une part, la remontée dans la filière internationale de quelques anciens trafiquants de quartier et les places laissées vacantes sont l'occasion pour certains jeunes de passer du statut de subalterne ou factotum du trafic à celui de revendeur à part entière. D'autre part, certains ex-trafiquants2 d'héroïne non-usagers ont rejoint les structures de redistribution du cannabis en exploitant leurs propres réseaux. D'où une diffusion du cannabis relativement stable malgré le fait que le maillon final, celui où se rencontrent le vendeur et le consommateur, reste le plus exposé à la répression et ce faisant le plus fluctuant.

 Economie de la débrouille

En outre, cette "élévation" dans la filière s'est traduite par une participation des pré-adolescents dans des activités périphériques au trafic, et les quelques dizaines d'euros obtenus participeront à une consommation démonstrative de leur part. On voit apparaître une démultiplication des petits groupes avec, dans l'ensemble, une entente pour la répartition de l'espace et du temps de trafic : certains se chargent d'une zone spécifique -un local, un hall, une passerelle, un parking- quand d'autres préfèrent revendre à une heure donnée.
L'économie du cannabis est en réalité enchâssée dans une économie de la débrouille où se côtoient des activités légales (réseaux d'entraide) et illégales (recel de produits de marque, trafic de véhicules, de matériels de communication,...). Le troc et le don y occupent une place de choix. En d'autres termes, nous assistons à des formes adaptatives d'inscription dans la société de consommation. Le contexte socio-économique constitue un substrat crucial pour comprendre les engagements dans les activités informelles, même s'il n'est pas univoque. Le rapport rendu par le Conseil d'analyse économique3 en novembre 2003 conforte cette thèse de la dégradation des conditions de vie (chômage de masse, bâti dégradé, paupérisation) dans les zones urbaines sensibles et des mécanismes de ségrégation comme autant de raisons qui favorisent l'attrait de l'économie illégale.
Les marchés locaux prennent des formes variées et l'on ne saurait retenir le trafic de quartier comme la forme exclusive de redistribution. Les réseaux de proche en proche sont également vivaces et font intervenir grandement le capital relationnel. Sur ces marchés peu visibles, la confiance est primordiale pour obtenir un produit de qualité et éviter les risques d'arnaque. A cet égard, la situation de l'usager-revendeur le conduit à choisir avec circonspection ses associés. Cette proximité entre l'usager-revendeur et le simple usager permet le recours au crédit pour dépanner. Ce qui alimente, peu ou prou, l'expansion des marchés.

 De 5 à 10 euros le gramme

Les prix du cannabis sont un indicateur utile de l'état des marchés. Leurs modes de fixation ne sont pas toujours intelligibles et l'on assiste à une différenciation significative en fonction des lieux : le prix du gramme varie d'une commune à l'autre mais aussi d'un quartier à l'autre. De manière générale, on peut soutenir que les prix du cannabis ont été relativement stables dans le temps. La sensibilité des prix aux effets exogènes tels que la répression est loin d'être évidente. Les systèmes d'offre manifestent une certaine inertie et les trafiquants répercutent leurs éventuelles difficultés à revendre sur les quantités et moins sur les prix. Ce qui signifie que l'unité de base vendue est la même (boulette, barrette, 10 grammes, 15 g, 25g) en dépit d'une quantité réelle fluctuante : on vend un "10 grammes" alors qu'à la pesée il ne contient que 7,5 grammes. Bien sûr, plus les quantités achetées sont importantes, plus le prix au gramme diminuera.
Le passage à l'euro a temporairement désorganisé les repères des prix du cannabis mais ceux-ci se sont rapidement raffermis à la hausse. Le prix moyen du gramme se situe entre 5 et 10 euros en 20034. Encore faut-il distinguer les qualités de cannabis : l'herbe est devenue rare et de facto son prix s'en trouvera apprécié, notamment celle d'origine africaine. Les différents types de résine (haya, pollen ou mandangua) vont enregistrer des prix différents en fonction de l'approvisionnement, du lieu et de la solvabilité des consommateurs. Chacun de ces produits sera estimé au regard de ses caractéristiques intrinsèques : douceur, teneur en THC, nature des produits de coupage. L'haya a connu en 2002 un réel engouement par le compromis trouvé entre les multiples attentes des consommateurs.

 "Faire la bascule"

L'adultération du cannabis est une pratique courante, et "faire la bascule" signifie obtenir le double du cannabis initial par l'adjonction de produits divers (henné, terre, médicaments). En surcoupant le cannabis, les revendeurs au détail escomptent un gain plus important. Mais ce faisant, ils risquent de mettre à mal la fidélité de leur clientèle et de susciter un déplacement vers la culture de l'herbe.
A la lumière de ces prix, il serait possible d'estimer les profits tirés du cannabis. Or, de nombreux écueils empêchent un calcul fiable : trop souvent est opérée une équivalence entre le chiffre d'affaires et le profit, le nombre de consommateurs qui paient effectivement la drogue et la dimension collective du trafic. Les gains, même s'ils semblent fréquemment surestimés, sont suffisants pour perturber certains équilibres sociaux. En particulier, chez les plus jeunes, l'obtention de numéraires grâce au cannabis peut troubler la relation aux instances éducatives : famille, école, associations.
Depuis l'été 2002, le ministère français de l'Intérieur a mis en place les Groupements d'intervention régionaux (GIR) dont la mission consiste à lutter contre ce qu'il est convenu d'appeler "l'économie souterraine".
L'orientation de l'action contre le trafic de cannabis est au nombre de ses prérogatives. Il s'agirait de s'en prendre au trafic de semi-gros dans les quartiers en visant particulièrement le porte-monnaie des trafiquants grâce à la mise en synergie de compétences issues des douanes, des impôts, de la gendarmerie, de l'inspection du travail, etc. Aujourd'hui, un bilan serait sans doute prématuré. En tout état de cause, des instruments déjà existants n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. Citons l'article du Code pénal (222.39.1), également intitulé article du "proxénétisme de la drogue", mis en place en 1996 et dont le ressort consiste à mettre en relation le train de vie et les ressources officielles et à repérer le capital non justifié.
Une grande part de l'action publique raisonne à trafic constant alors que l'histoire du trafic de drogues enseigne une capacité de celui-ci à s'adapter, à passer d'une drogue à une autre, à explorer de nouvelles cibles notamment chez les plus jeunes. Bref, chaque nouveau dispositif répressif devrait être accompagné d'une évaluation substantielle pour ne pas aggraver une situation. Il en va ainsi de la possible "contraventionnalisation" de l'usage de drogue et expressément du cannabis.


1 - Ingold R., Toussirt M.,
Le cannabis en France,
Anthropos, 1998.

2 - A la fin des années 1990, la demande d'héroïne s'est trouvée particulièrement affectée suite à la politique de réduction des risques. Cet affaissement de la demande aurait rendu vraisemblablement le trafic de moins en moins attractif.

3 - Fitoussi J.P., Eloi L., Maurice J.,
Ségrégation urbaine et intégration sociale,
Conseil d'analyse économique, La Documentation française, rapport n°45, 2003.

4 - La savonnette de haya (environ 250 g) se négocie autour de 450 euros. Le kilogramme se vend entre 800 et 2500 euros en 2002. Pour disposer de données sur les prix dans les régions françaises, voir Observatoire français des drogues et des toxicomanies, Observations locales des drogues, Trend, mai 2003.