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SWAPS nº 32/33

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Terrain
PRISE EN CHARGE

"Tenter de les convaincre d'arrêter serait contre-productif"

par Isabelle Célérier

 

Face à l'accroissement des demandes de prise en charge, le centre Emergence Espace Tolbiac a ouvert en octobre, à l'initiative du Pr Philippe Jeammet dans le 13e arrondissement parisien, une consultation spécifique "adolescents et conduites addictives", à l'instar de celle déjà mise en place à l'Institut Mutualiste Montsouris. Une "consultation cannabis" car, comme le souligne son responsable, le Dr Olivier Phan, "le cannabis constitue leur consommation essentielle".
 

Plaisir, automédication, défonce

Après avoir reçu en moins d'un mois une trentaine d'adolescents, adressés par des professionnels ou par l'équipe mobile d'Emergence qui intervient sur le terrain, le praticien tient à distinguer trois modes de consommations bien différents.
"Tout d'abord, le plaisir, explique-t-il, celui d'être en groupe et celui du produit lui-même pour ses effets (euphorisants, désinhibiteurs), plaisir qui, pour un certain nombre s'arrêtera là." Selon différentes études, on sait, en effet, qu'aujourd'hui environ 50% des jeunes âgés de 17 ans ont déjà essayé le cannabis au moins une fois et qu'entre 6 et 10% d'entre eux sont des consommateurs réguliers (un joint par jour). Mais comme le précise Olivier Phan, "on ne sait évidemment pas ce qui les fait passer d'une catégorie à l'autre".
Deuxième étape, l'automédication qui permet de gérer le stress des examens, de la relation aux autres, de la crainte des relations sexuelles pour les filles ou tout simplement "pour être dans la fête". "Un certain nombre d'effets découverts avec la consommation et qu'on utilise par la suite en automédication", explique le médecin en soulignant que "l'adolescent apprend à gérer ses problèmes par sa consommation qui devient alors de plus en plus fréquente. C'est en général à ce stade que les jeunes nous arrivent."
Enfin, troisième mode de consommation, la "défonce" à fortes doses et à effet anesthésiant: quand quelque chose de douloureux arrive (au niveau personnel, social ou environnemental), les effets de cette douleur disparaissent grâce au cannabis. L'ado consomme pour "oublier" ses problèmes et c'est dans cette dernière catégorie que se retrouvent les véritables troubles psychiatriques comme la schizophrénie ou la dépression.
"Les jeunes font très bien la différence entre ces stades de consommation qui peuvent d'ailleurs coexister dans un même temps", analyse le praticien.

Facteurs individuels

Une population de jeunes patients beaucoup moins homogène que les consommateurs d'héroïne qui, eux, ne viennent consulter que lorsqu'ils sont dépendants.
"Pour les consommateurs de cannabis, les raisons de leur venue sont beaucoup plus variées", indique le médecin qui exerçait auparavant au CSST de l'hôpital de Meaux. "En général, les adolescents sont amenés par leurs parents qui, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ne dramatisent pas. Certains ont d'ailleurs déjà consommé eux-mêmes et s'il viennent jusqu'ici, c'est qu'il y a un vrai problème."
"Je suis en aval
, reprend-il. Je vois des gens qui consomment énormément (10-15 joints par jour) et différemment car les produits actuels sont beaucoup plus dosés." Si le shit des années 1970 titrait à environ 5% de THC, la skunk peut, en effet, selon lui, atteindre les 20% aujourd'hui. Et puisque le produit est désormais largement disponible, "ce qui va faire la différence et accrocher, explique Olivier Phan, c'est le facteur individuel. Le risque statistique augmente avec la disponibilité."
L'âge des jeunes reçus à Emergence est également très variable : "Le plus jeune que j'ai vu avait 12 ans et affirmait qu'il consommait déjà depuis un an, raconte le praticien. Et c'est d'ailleurs ce qui nous étonne le plus car en ouvrant cette consultation, nous ne pensions pas voir de jeunes de moins de 16 ans. Or en fait, c'est assez fréquent."

Afin de travailler sur les facteurs individuels, le responsable de la consultation commence donc par demander aux jeunes de noter leur consommation et les circonstances de consommation sur les 15 derniers jours puis de lister les effets positifs et négatifs que l'on peut, selon lui, résumer ainsi :
- le goût et le plaisir ("cela me détend, m'aide à m'endormir, je me sens mieux avec les gens de mon groupe...") pour les premiers ;
- les pertes de mémoire, le manque de motivation et les crises de parano pour les seconds.
Des crises de parano qui sont brèves, souvent décrites à fortes doses, et surtout critiquées par le consommateur ce qui, selon Olivier Phan,"différencie ces épisodes de la schizophrénie" (voir encadré). Et de citer l'exemple d'une jeune fille qui, en rentrant d'une soirée au cours de laquelle elle avait beaucoup fumé, s'est retrouvée dans le métro bondé, persuadée que tout le monde complotait pour la laisser seule avec l'homme qui allait la violer. Résultat: elle a mis deux heures à rentrer à pied...

Stratégies alternatives

"Mais le problème, reprend le praticien, c'est que les jeunes que nous voyons sont généralement en phase de lune de miel avec leur consommation qui inquiète donc plus leur entourage qu'eux-mêmes. Notre rôle est donc de les aider à faire le point sur leur consommation et de mettre en avant les ambivalences entre les effets positifs ressentis et les effets négatifs qui commencent à pointer. Tenter de les convaincre d'arrêter serait, en effet, contre-productif."
Faire en sorte que l'adolescent puisse réfléchir à voix haute sur ses consommations, l'aider à prendre conscience, à savoir où il en est de sa consommation, de l'envie d'arrêter ou de continuer : tels sont donc les objectifs premiers de cette consultation qui bénéficie également d'un avantage non négligeable : être un lieu neutre. "Nous ne sommes pas leurs parents et il n'y a donc pas de relation de conflit", explique Olivier Phan. "Mais c'est aussi une question de possibilités, reprend-il. Pour pouvoir arrêter, il faut trouver des stratégies alternatives car chez certains patients, la consommation autothérapeutique ou anti-pensée cache parfois des difficultés psychologiques, familiales ou personnelles importantes."
D'où l'intérêt d'une approche thérapeutique multiple (psychologique, médicale, sociale et environnementale) et des thérapies bifocales proposées par Emergence, l'idée étant d'évoquer la consommation, tout en gardant à l'esprit qu'elle peut être sous-tendue par une problématique qu'on ne peut aborder directement.
Une thérapeutique étayante qui fait donc appel à plusieurs personnes: une pour parler du produit, aider à la gestion, voire à l'arrêt, de la consommation et un thérapeute avec lequel on ne parle pas du produit mais on évoque les choses difficiles. Le tout, en évitant que l'adolescent reprenne sa consommation quand on aborde ce qui est douloureux. "Il faut d'abord réfléchir et proposer des stratégies alternatives concrètes afin que l'adolescent se sente soutenu avant de passer à la phase suivante", explique Olivier Phan.
Des ados qui sont ainsi reçus une fois par semaine pour 3 différentes étapes :
- l'évaluation de la consommation (qui prend une à deux consultations) ;
- les entretiens motivationnels (pour évaluer leur volonté d'arrêter et les moyens de les soutenir) ;
- et la thérapie proprement dite, destinée à trouver des stratégies alternatives à la consommation.
L'évaluation est toujours faite avec les parents que "nous prenons un peu comme des cothérapeutes", précise le médecin. "Nous leur demandons quand il se sont rendu compte de la consommation de l'adolescent, quelles mesures ont été prises, ce qu'ils en pensent... et nous travaillons avec eux tout en leur expliquant que pour nous, l'intérêt d'intervenir, c'est de le faire comme tiers. Nous recevons ainsi l'adolescent et sa famille, puis l'adolescent seul et la famille seule. Et tout ce que nous dit l'adolescent ne sort pas de la consultation."
A cet âge, la relation aux parents est, de fait, toujours ambivalente et, comme le souligne pour conclure Olivier Phan, "si toute aide des parents est vécue comme une intrusion de la part des adolescents, tout laisser-aller ou laisser-faire l'est comme un abandon."
L'évaluation de la conduite addictive de l'adolescent passe donc forcément par les parents.

 

Du lien entre cannabis et schizophrénie

"Je sais qu'il y a débat, répond Olivier Phan.Ce qui est sûr, c'est qu'à forte dose, le cannabis peut provoquer un état délirant aigu et bref. Sur des personnalités fragiles, cette consommation peut précipiter les choses. Mais si on me demande si le cannabis peut être un facteur déclenchant de la schizophrénie, je parlerais plutôt de facteur de risque chez des personnalités fragiles. Le problème, c'est qu'il peut aussi s'agir de gens très jeunes (parfois 13 ans) avec de fortes consommations. Peut-on sortir complètement indemne d'un épisode délirant fait à cet âge. Cela n'est pas comparable avec un adulte de plus de 25 ans. A 12-13 ans, le cerveau n'est pas encore formé, le facteur âge est donc aussi important.
On navigue à vue: on sait qu'il y a une forte consommation chez les adolescents, on sait que cela laissera une trace, mais le tout, c'est de savoir laquelle."