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SWAPS nº 32/33

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ANALYSE COMPARATIVE

Sénateurs français et canadiens : deux conceptions des drogues

par Mélanie Heard

 

En mai 2003, une commission d'enquête du Sénat français remettait un "Rapport sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites" intitulé Drogues : l'autre cancer. Quelques mois plus tôt, un comité spécial du Sénat du Canada achevait, pour sa part, un "Rapport sur les drogues illicites". Tout oppose ces deux textes aux statuts pourtant similaires.
Commentaire de textes, forcément subjectif, pour mettre en lumière l'antagonisme de leurs conceptions non seulement des drogues, mais aussi du politique. Avec un biais possible dans le choix des extraits que l'on s'efforcera de minimiser en multipliant les citations.

 

Premier témoignage de la diversité des approches de la fonction même du politique : au Canada, le Sénat a publié son rapport, sous une version abrégée, claire et lisible par tous, qui expose les propositions concernant spécifiquement le cannabis, pour la simple raison qu'elles "ont été produites pour les Canadiens, afin qu'ils puissent participer à un débat éclairé" (p. 18). Nulle trace d'une telle pédagogie démocratique au pays des Lumières - pour preuve, la diffusion de l'enquête sénatoriale française est limitée aux seuls cercles politiques initiés ; un plan à l'arborescence complexe et des exposés touffus en rendent du reste la lecture plus qu'ardue. C'est que le Sénat canadien, bien que non élu, entend parler au nom d'une légitimité proprement démocratique : "Sommes-nous, législateurs, guidés par les principes du bon gouvernement, c'est-à-dire par l'intérêt général ? D'ailleurs, qu'est-ce que l'intérêt général ? Et comment le déterminer ? Notre position nous confère-t-elle de facto une capacité à dire ce qui est ou devrait être dans l'intérêt de la nation canadienne ? Nous ne le pensons pas." (p. 35) Les sénateurs français, eux, invoquent l'ancienneté des législations sur les drogues, l'intérêt de leurs prédécesseurs pour cette question, et enfin l'existence d'un groupe d'études sénatorial sur la lutte contre la toxicomanie pour affirmer : "Il était donc légitime que le Sénat décide la création de cette commission pour y voir plus clair dans la mise en oeuvre de la politique nationale de lutte contre les drogues illicites, et surtout pour relever ses carences."

Questionnement exigeant...

Les entrées en matière des deux textes ne laissent pas de doute sur cet antagonisme des principes déontologiques qui président aux deux démarches. Côté français, ouvrir Drogues : l'autre cancer pourrait bien se placer sous le signe de l'incipit infernal de Dante, "laissez toute espérance"... car dès la ligne 10, la parole est donnée à un sénateur français qui définissait en 1916 les drogues comme "l'une des invasions les plus dangereuses de nos "amis" les Boches". Au reste, cette introduction n'est-elle pas placée sous les auspices d'un Baudelaire dévoyé sans vergogne : "Le haschich rend la société inutile à l'homme, comme l'homme inutile à la société"...
Côté canadien, pas de citation rhétorique, mais une introduction dans le style rigoureux et limpide d'un ouvrage de service public : "C'est comme tout un chacun que les membres du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites ont abordé la question des drogues. C'est-à-dire avec les mêmes préconceptions, avec les mêmes attitudes de base, les mêmes craintes, les mêmes angoisses. (…) Il s'ensuit donc que nous devons, ensemble, faire l'effort de les dépasser. C'est l'un des objectifs que vise ce rapport." (p. 21)
Le rapport canadien expose, en vue d'un tel effort d'objectivité, quatre points d'ancrage sur lesquels reposera tout le travail de problématisation. On lit, au chapitre "Nos principes directeurs", que ce qui brouille la lecture du problème des drogues, ce sont des divergences de valeurs quant à la conception du rôle de l'Etat, au rôle du droit pénal, à l'utilisation des données scientifiques, et enfin à l'éthique. C'est donc l'"autonomie réciproque" qui servira de principe éthique à la réflexion ; pour ce qui est de la science, les rapporteurs souhaitent qu'elle "ne remplace ni la réflexion ni la décision politique", mais demeure une "aide à la politique publique". En ce qui concerne le rôle de l'Etat, le rapport fixe qu'une bonne gouvernance est celle qui "facilite l'action humaine, et permet de construire l'agencement entre le gouvernement collectif et le gouvernement de soi". Il en découle, concernant la place du droit pénal, que celui-ci "ne doit intervenir que lorsque l'action visée implique un danger significatif et direct à autrui". Cette "incursion en terrain réflexif " permet, selon les auteurs, de construire une "grille de lecture" qui les guidera pour servir l'ambition même du politique : "définir, ensemble, une normativité partagée où le gouvernement collectif et le gouvernement de soi peuvent se nourrir mutuellement et s'entraider" (p. 35-40).

... ou alarmisme partisan

Que répond le rapport français ? On ne trouvera pas, à notre connaissance, de présentation équivalente des principes politiques directeurs. A défaut, peut-être peut-on se pencher sur l'exposé des motifs qui introduit la troisième partie du rapport intitulée "Humanisme et responsabilité : les deux piliers d'une nouvelle politique". Florilège de ces quelques pages : "Les deux premières parties du présent rapport viennent de tirer le signal d'alarme : la France se drogue ! (...) Bien sûr, la toxicomanie reflète le malaise d'une société qui ne va pas bien. Mais ce phénomène a été exploité par une idéologie permissive qui a trop inspiré une politique molle et des discours complaisants. (...) Cette démission est inacceptable. Nous avons le devoir collectif de garantir à nos enfants le droit de vivre libres dans une société sans drogues. Alors, que pouvons-nous faire ? (...) Des idées simples pour aborder un problème complexe peuvent être les idées fortes garantes du succès. D'abord, en refusant d'être utopiste ou fataliste, on peut se fixer un objectif réaliste : contenir le fléau puis tenter de le faire refluer. Ensuite, il faut adopter une stratégie antidrogue qui recueille le consensus de la nation. Nous pensons que c'est dans une inspiration humaniste, servie par une volonté politique sans faille, que nous pourrons trouver les solutions acceptables par tous." (p. 375) L'humanisme invoqué donne lieu à deux positions essentielles : "L'interdit d'usage doit donc être affirmé avec force", et "la sanction dès que l'interdit d'usage est transgressé est un élément-clef de la prévention". Pour finir, cette introduction à la partie réflexive de l'ouvrage conclut : "La question des drogues concerne la société tout entière. C'est un enjeu de santé publique, de sécurité et d'évolution de la nature même de notre société. Réagir est un devoir, avant un désastre annoncé. Il n'est pas trop tard, mais il n'est que trop temps." (p. 376)

Des conceptions diamétralement opposées

Venons-en maintenant aux recommandations de politiques publiques. On aura compris que les divergences des deux rapports sur le style, l'ambition réflexive, et les principes politiques mis en jeu, donneront lieu à des propositions fort différentes.
Après deux parties descriptives consacrées aux connaissances sur le cannabis puis aux politiques et pratiques existant au Canada, le rapport canadien revient au style réflexif de son introduction pour proposer des "options de politique publique" puis des recommandations. Première étape du raisonnement : la démonstration de l'"inefficacité des politiques pénales". Diagrammes à l'appui, il est montré que "l'une des raisons de cet échec tient à la place centrale, trop importante en fait, qu'occupe le droit pénal dans une vision d'interdiction de l'usage, une orientation plus ou moins explicite, mais toujours omniprésente, toujours déterminante, de l'horizon d'une société sans drogues". Au contraire, "l'essentiel est de reconnaître que les usages de substances psychoactives ne peuvent être éliminés, qu'ils font partie de l'expérience humaine, et que tous les usages ne sont pas des abus."
Pain béni pour les rapporteurs du Sénat français, qui vouent justement ce type de discours aux gémonies. Un chapitre est consacré aux "impasses de la réduction des risques", dont l'un des paragraphes analyse les "effets négatifs", pour déplorer en conclusion son incapacité à "faire sortir les toxicomanes de leur dépendance". Pour Bernard Plasait, rapporteur de la commission, s'adressant à Nicole Maestracci lors de son audition, "il est vrai [qu'une société sans drogues n'existe pas], mais à chaque société ou à chaque culture sa drogue : il est vrai qu'on imagine mal que l'on puisse empêcher les Boliviens de mâcher des feuilles de coca ou les Marocains de fumer du kif et qu'en France, il est particulièrement difficile de lutter contre l'alcool (...); quant à votre petit livre, "Savoir plus, risquer moins", ne pensez-vous pas, comme plusieurs experts que nous avons auditionnés nous l'ont fait remarquer, que le titre même est déjà un peu une démission, dans la mesure où il faudrait plutôt dire : Savoir plus pour ne rien risquer du tout?" (p. 177-180, t II).
Côté canadien, les rapporteurs confirment que "certains nous ont dit que les politiques de réduction des méfaits et des risques "banalisent" l'usage" (p. 208). Toutefois, selon eux, "il y a beau jeu de condamner la "banalisation" pour expliquer les augmentations [de consommation]" (p. 219). "On peut souhaiter la santé pour tous et le bonheur au quotidien ; mais nous savons tous que ni la santé ni le bonheur ne peuvent être imposés. Moins encore imposés par le droit criminel au nom d'une certaine idée de la morale. Aussi alléchants que puissent être les appels à une société sans drogues, et même si certains peuvent souhaiter que personne n'ait envie de fumer, de boire de l'alcool ou de fumer un joint, nous savons en même temps que ces comportements font partie, pour le meilleur et pour le pire, de la réalité sociale et de l'histoire de l'humanité" (p. 221).

Légalisation ou interdit ?

"Quel doit être alors le rôle de l'Etat ?" poursuivent les rapporteurs canadiens. "Ni abdiquer et laisser les marchés des drogues à l'état sauvage, ni non plus imposer une manière de vivre. Nous avons plutôt opté pour une conception où les politiques publiques doivent favoriser l'émancipation des personnes et des collectivités. Pour certains, ce sera sûrement l'émancipation hors des drogues. Mais pour d'autres, la voie de l'émancipation peut passer par l'usage de drogues. Et pour la société dans son ensemble, cela signifie un Etat qui ne dicte pas ce qu'il convient d'ingurgiter et sous quelle forme. (...) Cette conception du rôle de l'Etat s'appuie sur une éthique de l'autonomie et de la responsabilité. Il est effectivement beaucoup plus difficile d'accorder aux personnes la capacité de prendre leurs décisions ; plus difficile parce que donnant moins l'illusion du contrôle, réconfortante peut-être à certains moments, mais susceptible de susciter combien d'excès, combien de souffrances inutiles aussi ?" (p. 221). De cette conception de l'action publique découle clairement pour les sénateurs canadiens un rôle restreint pour le droit pénal : "Nous pensons que le maintien de la criminalisation est un affront aux valeurs fondamentales consacrées dans la charte canadienne des droits et des libertés et dans l'histoire de ce pays fondé sur la diversité et la tolérance." En conséquence, la recommandation va à "un régime d'exemption rendant le cannabis disponible légalement aux personnes de plus de seize ans" (p. 228).
Pour les sénateurs français, l'infraction d'usage de cannabis a effectivement besoin d'être "toilettée", selon le mot de Jean-François Mattei, auditionné par la commission. L'affirmation de cette obsolescence fait l'objet d'un paragraphe spécifique, où l'on lira à la quinzième ligne qu'"il est difficilement concevable, par exemple, de condamner à un an d'emprisonnement un jeune Centralien ayant fumé un joint pour fêter son admission au concours" (p. 398). Toutefois, une légalisation de l'usage est considérée par les rapporteurs comme porteuse de "conséquences dramatiques et difficilement réversibles" (388 sq.). Objections principales : cette légalisation "porterait atteinte à la crédibilité du message de prévention à l'égard du tabac" et obligerait l'Etat à "entrer dans une démarche de contrôle de la qualité [des produits] et naturellement de distribution, ce qui n'est pas envisageable", l'interdiction de la vente aux moins de seize ans n'empêchant pas un accès au cannabis plus facile pour eux. Enfin, la légalisation entraînerait, de l'avis des rapporteurs, une "immixtion paradoxalement plus importante dans la vie privée" parce que "le choix des catégories qui seraient interdites de consommation et l'introduction de mesures nécessaires à l'application de cet interdit poseraient toute une série de problèmes juridiques liés aux libertés civiles" (p. 392).
Par conséquent, la recommandation des sénateurs va au renforcement du rôle de la loi. L'argument est emprunté à l'audition de Michel Bouchet, chef de la Mission de lutte antidrogue (Milad) : "Il n'est pas du rôle de l'Etat d'accompagner ou de valider les déviances et les transgressions sanitairement et socialement dommageables, mais plutôt de mener une politique pénale et préventive propre à les réduire" (p. 395). La commission préconise toutefois que la loi soit adaptée, et propose de "prévoir une contravention en cas de première infraction, et de maintenir le délit assorti d'une peine d'emprisonnement d'un an en cas de récidive ou de refus de soin ou d'orientation". La contravention préconisée est de la cinquième classe, "pour laquelle une amende modulable jusqu'à concurrence de 1500 euros peut être prononcée", assortie de peines complémentaires prévoyant une obligation de soins (p. 400-401).

Une mine de rigueur

L'affaire est entendue : le rôle de l'Etat fait l'objet d'une divergence de valeurs. Côté français, l'Etat punit au pénal plutôt qu'il n'accompagne ; côté canadien, il responsabilise plutôt qu'il ne contraint.
Par-delà des patrimoines et des histoires politiques évidemment différents, par-delà la position classique du débat entre réaction et progressisme, le plus frappant est de constater combien c'est dans leur ambition réflexive elle-même que les deux ouvrages diffèrent. Au style procédurier et définitif des constats français répond, en effet, une recherche canadienne qui se veut avant tout exigeante et édifiante pour les citoyens. Les chercheurs et les décideurs en quête d'une bonne gouvernance des drogues trouveront une mine de rigueur dans les questionnements du rapport canadien.

Drogue: l'autre cancer,
Rapport n°321 de la commission d'enquête
sur la politique nationale
de lutte contre les drogues illicites,
Sénat, 2003
(Tome I: Rapport, Tome II:
Comptes rendus des déplacements
et procès-verbaux des auditions).

Le cannabis,
rapport du Comité spécial du Sénat
sur les drogues illicites,

Presses de l'université de Montréal, 2003.