Santé
Réduction des Risques
Usages de Drogues


Recherche dans SWAPS avec google
   

SWAPS nº 32/33

vers sommaire

 

Sanitaire

Il est indiscutable que la question du lien possible entre consommation de drogues et émergence -ou révélation- de troubles psychotiques se pose. Il est tout aussi indiscutable que le cannabis, notamment parce que sa consommation est maximale à l'âge d'apparition de certains troubles schizophréniques, n'échappe pas à un tel questionnement.
La clarté et la précision de l'article de Frédéric Rouillon ne doivent pas faire oublier la complexité même de la définition et des critères diagnostiques de schizophrénie -a fortiori à l'adolescence- que n'a pas résolu la classification des affections mentales de type DSM4, très fortement influencée par la culture psychiatrique nord-américaine. L'usage répété du cannabis est-il un facteur étiologique ou causal ? Un cofacteur ? Un facteur de gravité des troubles schizophréniques ? Il est clair que la réponse ne peut pas, en l'état actuel des connaissances, être totalement tranchée...

Gilles Pialoux

Quels liens entre cannabis et troubles mentaux ?

par Frédéric Rouillon

 

La consommation de cannabis concerne un nombre croissant de jeunes de moins de vingt ans dans les pays occidentaux. Si elle est le plus souvent récréative, elle revêt une dimension toxicomaniaque (usage quotidien) chez 5 à 10% des adolescents.
Elle peut entraîner des manifestations anxiodépressives, des états subconfusionnels, voire la perte de motivations vitales. Par ailleurs, bien que le cannabis n'induise pas, comme d'autres psychodysleptiques, de franches manifestations psychotiques (hallucinations par exemple), la question de son rôle dans la survenue de certains troubles schizophréniques se pose depuis longtemps. C'est ainsi que furent décrites, au début du XXe siècle, les psychoses cannabiques chez les consommateurs chroniques d'Afrique du Nord.
Restent la question des facteurs déterminant l'addiction au cannabis et celle de la prédisposition à la schizophrénie.

Cannabis et risque de schizophrénie

Si la connaissance des effets délétères du cannabis, soulignés dès 1840 par Moreau de Tours, fut quelque peu éclipsée par la banalisation de sa consommation, plusieurs publications récentes s'avèrent alarmantes : elles confirment que cette drogue, pour "douce" qu'elle soit, serait un des facteurs de risque de schizophrénie.
Elles ont surtout le mérite de renforcer cette hypothèse causale, en apportant une clarification sur les problèmes d'interprétation de relation entre la cause et l'effet. La corrélation existant entre la consommation de cannabis et le trouble schizophrénique peut, en effet, résulter :
- d'une prédisposition commune (biologique, génétique, trait de personnalité...) à cette toxicomanie ;
- d'une consommation associée d'autres drogues plus susceptibles d'avoir un effet sur la survenue de symptômes psychotiques (par exemple les amphétamines) ;
- de l'utilisation de cannabis par des adolescents pré-psychotiques trouvant dans son effet sédatif une automédication à leurs angoisses, le cannabis ne jouant qu'un rôle précipitant.

Dans une "cohorte de naissance" de Nouvelle-Zélande, 1037 sujets nés en 1972 et 1973 à Dunedin ont été suivis de manière prospective de 11 à 26 ans. Ils furent répartis en trois groupes :
- ceux qui n'avaient jamais utilisé de cannabis ou seulement une fois ou deux (65%) ;
- ceux qui avaient consommé plus de trois fois à partir de 18 ans (31%) ;
- ceux ayant consommé plus de trois fois dès l'âge de 15 ans (4%).

Après avoir recherché des symptômes psychotiques antérieurs (bilan à l'âge de 11 ans qui ne constitue cependant pas un "test de dépistage"), les auteurs (Arsenault et coll.) ont retrouvé une surreprésentation des cas de schizophrénie à l'âge de 26 ans chez les consommateurs de cannabis, particulièrement dans le groupe dont l'usage remontait à l'âge de 15 ans (risque multiplié par 4). Dix pour cent avaient développé une schizophrénie. Le fait qu'il n'existait pas de symptômes psychotiques préexistant à la consommation d'autres drogues et que le risque de schizophrénie augmentait en fonction de l'ancienneté de l'exposition au cannabis, plaident en faveur de l'hypothèse d'une relation causale entre consommation régulière de cannabis et troubles schizophréniques.

Dans une cohorte suédoise, dont les résultats de suivi à 27 ans viennent d'être publiés (on ne disposait jusqu'alors que des résultats à 15 ans), Zammit et coll. apportent d'autres arguments. Ils retouvent, parmi les 50087 hommes suivis depuis leur service militaire (1969-1970 à l'âge de 18-20 ans), un taux croissant d'hospitalisation pour schizophrénie (entre 1970 et 1996) selon le degré d'exposition au cannabis:

Consommation

%

odds ratios*

- absence de consommation :

0,6%

- deux ou trois fois :

0,6%

1,0 (0,5 - 2,0)

- quatre à dix fois :

1,1%

1,9 (1 - 3,7)

- cinq à dix fois :

1,9%

3,2 (1,8 - 5,7)

- plus de cinquante fois :

3,8%

6,7 (4,5 - 10)

* rapport du nombre de personnes "atteintes"/personnes non "atteintes"

Une troisième étude, hollandaise cette fois (Van Os et coll.), rend compte d'un suivi prospectif (trois ans) de 4104 sujets recrutés en population générale (4045 sujets sans symptômes psychotiques et 59 ayant un trouble psychotique).
Elle montre une forte association entre la consommation de cannabis et la schizophrénie à l'inclusion dans l'étude, et la survenue, chez les consommateurs de cannabis indemnes de troubles psychotiques, de troubles schizophréniques après trois ans de suivi. L'intérêt de cette étude, entre autres, est qu'elle ne s'est pas limitée aux cas de psychoses repérés lors des hospitalisations (comme dans la cohorte suédoise), mais qu'elle a évalué avec un instrument structuré de diagnostic l'ensemble des troubles quelle qu'en soit la gravité. Elle a ainsi pu objectiver la continuité du risque entre la survenue des symptômes, les syndromes psychotiques, et les troubles psychotiques nécessitant des soins dont l'hospitalisation ; le risque attribuable du cannabis pour ces trois niveaux de sévérité était de 13%, 67% et 50%, ce qui signifierait une baisse d'incidence dans les mêmes proportions si la consommation de cannabis était éliminée. Cette étude souligne également l'indépendance du risque lié au cannabis et celui lié à d'autres drogues et le fait qu'il ne résulte pas seulement d'un effet immédiat du produit.
Enfin, chez les 59 sujets qui présentaient des signes de vulnérabilité psychotique à l'inclusion, et dont 15% étaient consommateurs de cannabis, on a observé une action synergique des deux facteurs de risque pendant le suivi.
L'invalidation, dans ces trois études, des possibles biais d'interprétation de la corrélation entre cannabis et schizophrénie plaide en faveur de l'accroissement du risque de schizophrénie lié à la consommation de cannabis, qu'il s'agisse de :
- l'effet-dose (linéarité du risque selon la quantité de cannabis consommée) ;
- la précession de la consommation sur la survenue des symptômes prodromiques schizophréniques ;
- l'effet prolongé, non immédiat et réversible du produit ;
- l'augmentation du risque selon l'ancienneté de l'exposition ;
- ou encore l'indépendance vis-à-vis d'autres drogues.

 Cannabis et troubles anxieux

Une récente publication australienne fait état des résultats du suivi prospectif d'une cohorte de 1601 adolescents (14-15 ans) pendant six ans à propos des troubles anxieux et dépressifs chez les consommateurs de cannabis : 9,7% des garçons et 22% de filles présentaient des troubles dépressifs ou anxieux, et respectivement 66% et 52% avaient déjà consommé du cannabis, dont trois quarts dès l'âge de 13-19 ans.
Vingt pour cent des garçons et 8% des filles avaient un usage hebdomadaire et respectivement 10% et 4% un usage quotidien. La prévalence de la dépression et des troubles anxieux est corrélée à la consommation de cannabis, particulièrement chez les filles (l'odds ratio pour la relation cannabis/troubles anxieux et dépressifs est multiplié par 5 chez les filles ayant un usage quotidien).
Pour évaluer le sens de la relation causale, les auteurs ont utilisé un modèle statistique dit "de régression" qui atteste que l'utilisation de cannabis chez les adolescentes est prédictive de la survenue d'un trouble dépressif ou anxieux lorqu'elles deviennent de jeunes adultes :
- usage quotidien : odds ratio 4,2 (1,6 -11)
- usage hebdomadaire : odds ratio 2,3 (1,3 - 4,2)

 En revanche, les symptômes dépressifs ou anxieux chez les adolescents ne sont pas prédictifs d'une consommation (hebdomadaire ou quotidienne) de cannabis lorqu'ils sont devenus de jeunes adultes. Ces observations demeurent vraies après prise en compte de l'utilisation d'autres toxiques (alcool, tabac, autres produits illicites) ou d'indicateurs de dysfonctionnements familiaux.

 Conclusion

L'explication de l'effet dépressogène ou anxiogène du cannabis est probablement plus complexe et embrasse autant les conséquences sociales de la consommation, et leurs répercussions secondaires sur l'équilibre psychique, que les effets pharmacologiques des récepteurs cannabinoïdes sur les fonctions cognitives et la régulation de l'humeur.
Le cannabis, exposant au risque de schizophrénie, aggravant le pronostic des troubles psychotiques et entraînant troubles anxieux et dépressifs, devrait être considéré, comme tous les autres produits psychoactifs, comme constituant un facteur de risque de pathologies ou de troubles sévères et, à ce titre, objet de politiques préventives spécifiques que la prohibition seule ne peut pas résumer.

Références

Arsenault L., Cannon M., Poulton R., Muray R., Caspi A., Moffit T.E.
"Cannabis use in adolescence and risk for adult psychosis : longitudinal prospective study"
BMJ 2002, 325, 1212-1213

Patton C.G., Coffey C., Carlin J.B., Degenhard L., Lynskey M., Hall W.
"Cannabis use and mental health in young people : cohort study"
BMJ 2002, 325, 1195-1198

Os J. Van, Bak M., Hanssen M., Biji R.V., Verdoux H.
"Cannabis use and psychosis : A longitudinal population-based study"
Am. J. Epidemiology, 2002, 156/4, 319-326

Zammit S., Allebeck P., Andreasson S., Lundberg I., Lewis G.
"Self reported cannabis use as a risk factor for schizophrenia in Swedish conscripts of 1969:historical cohort study"
BMJ 2002, 325, 1199-1201