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SWAPS nº 32/33

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Politique

Le cannabis n'est plus une "médecine interdite"

par Bertrand Lebeau

 

La redécouverte des propriétés thérapeutiques du cannabis est récente dans les pays occidentaux mais, désormais, les recherches se multiplient et les cadres légaux se transforment. Pour comprendre la situation actuelle, un bref retour en arrière s'impose.

 

Une singulière histoire

Tout d'abord, l'utilisation de "drogues" comme médicaments est habituelle et l'on peut affirmer que toute drogue a été, est, ou sera un médicament. La morphine et, dans certains pays, l'héroïne sont utilisées pour leur propriétés antalgiques, la cocaïne a bouleversé la chirurgie de l'oeil à la fin du XIXe siècle grâce à ses propriétés d'anesthésie locale, et les amphétamines ont été prescrites pour leurs effets stimulants. On pourrait multiplier les exemples.
L'histoire des utilisations thérapeutiques du cannabis est cependant singulière car s'il fut largement utilisé durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, il faut noter que son abandon comme médicament a largement précédé sa prohibition comme drogue. La raison est la suivante: alors que les progrès de la chimie permettaient d'isoler les principes actifs de nombreuses plantes, on ne parvenait pas à isoler celui ou ceux du cannabis. De plus, ses effets étaient difficilement reproductibles. Bref, il ne présentait aucune des caractéristiques d'un médicament moderne pouvant être utilisé soit par voie injectable, soit par voie orale. Le THC (tetrahydrocannabinol) n'est isolé qu'en 1964 par Raphaël Méchoulam, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem et actuel président de l'International Association for Cannabis as Medicine (IACM)1. C'est le même Méchoulam qui isole son ligand endogène, l'anandamide, en 1992. Depuis une dizaine d'années, les études fondamentales et cliniques se sont multipliées, non sur le THC seul mais sur les cannabinoïdes en général et leurs récepteurs, leur mode d'action et leurs applications en médecine.
C'est avec l'épidémie de sida que, dans les années 1980, le cannabis thérapeutique réapparaît. A l'époque, on ne dispose pas de traitements contre le VIH, les patients sont atteints d'un syndrome cachectique et perdent du poids de manière irréversible. Les propriétés orexigènes, c'est-à-dire stimulantes de l'appétit, du cannabis permettent de limiter ce processus. Mais le mouvement de redécouverte ne s'arrête pas là. Les partisans du cannabis thérapeutique font aussi valoir qu'il a des propriétés antiémétiques (contre les nausées et les vomissements), en particulier pour lutter contre les effets secondaires des chimiothérapies anticancéreuses, ou dans certains glaucomes (hypertension du globe oculaire), ainsi que dans différentes maladies neurologiques comme la sclérose en plaques ou la maladie de Parkinson. Mais plusieurs problèmes se posent alors.

Mouvement militant

Tout d'abord, les partisans du cannabis thérapeutique sont aussi en faveur d'une autre politique en matière de cannabis récréatif, faisant naître un soupçon d'instrumentalisation: le cannabis thérapeutique ne serait-il que le cheval de Troie de la légalisation du cannabis récréatif ? Pourtant, c'est bien ce mouvement de mobilisation militant qui va permettre non seulement de populariser le thème des applications thérapeutiques du cannabis mais aussi d'obtenir dans plusieurs pays un cadre compassionnel pour une liste précise de maladies graves.
Deuxième difficulté: si la forme fumable est celle qui produit les effets les plus constants et les plus rapides, c'est aussi celle qui présente la toxicité la plus avérée sur les bronches et les poumons. Difficile donc de convaincre les médecins de l'acceptabilité d'une telle galénique. Il existe certes des alternatives comme les décoctions, la teinture-mère ou le cannabis consommé par vaporisation, mais la forme fumable reste prédominante. Autre problème: comment éviter aux personnes qui ne sont pas usagers récréatifs un effet secondaire, l'effet high ou psychoactif, précisément recherché par les consommateurs de cannabis comme drogue ? Dans Cannabis, la médecine interdite2, le biologiste Stephen Jay Gould raconte comment, atteint d'un cancer, il a pleinement bénéficié des effets antiémétiques du cannabis et supporté bravement l'ivresse qu'il provoque (et qu'il n'aimait pas), tant le bénéfice, qu'aucune autre médication n'avait pu lui apporter, était évident. Il faut d'ailleurs ajouter qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui car le cannabis s'est révélé moins efficace que les antagonistes de la sérotonine contre les vomissements.
L'accès au produit lui-même pose des problèmes insolubles à celles et ceux qui ne sont pas des usagers récréatifs et qui n'ont pas de moyens de s'en procurer sur le marché clandestin. Enfin, jusqu'à une période récente, on manquait d'études contrôlées sur les indications du cannabis, les doses et les galéniques.

Multiplication des essais cliniques

Tout cela est en train de changer devant les progrès de la recherche fondamentale dans de nombreux domaines : effets anti-inflammatoires liés à l'inhibition de l'action de certaines prostaglandines, propriétés neuroprotectrices des cannabinoïdes ou leur capacité à lutter contre la croissance de certaines tumeurs, multiplication des essais cliniques concernant des indications jusque-là empiriques, en particulier dans le champ des maladies neurologiques. Face à ce changement des cadres légaux, l'industrie pharmaceutique s'intéresse maintenant à la commercialisation de cannabis ou de produits issus du cannabis, comme la firme britannique GW Pharmaceuticals qui espère obtenir en 2004 des autorisations dans d'autres pays de l'Union européenne. Des galéniques autres que le THC en gélules existent désormais, en particulier un spray sublingual associant THC et CBD (cannabidiol) utilisé dans de nombreux essais cliniques.
En France, la seule possibilité légale reste la prescription de gélules de THC dans le cadre d'une autorisation temporaire d'utilisation (ATU) nominative qui est des plus restrictives. De plus, les médecins ignorent habituellement cette possibilité et les rares qui la connaissent n'ont pas accès aux critères d'inclusion (jamais communiqués) de l'ATU nominative. Une ATU de cohorte moins contraignante, l'accès aux nouvelles galéniques (spray THC/CBD), ainsi qu'une information des médecins travaillant en particulier dans les services de neurologie et de cancérologie, permettraient de sortir de la confidentialité. Les associations de patients peuvent jouer dans ce domaine un rôle décisif.
Au Canada, en Grande-Bretagne, en Australie, aux Pays-Bas, et bientôt en Belgique, la prescription et la délivrance de cannabis ou de dérivés est désormais possible. Aux Pays-Bas, une modification de la loi sur les stupéfiants a ainsi ouvert, en mars 2003, la voie à une distribution légale de cannabis en pharmacie qui a commencé en septembre, comme l'a annoncé Willem Scholten, le responsable du Bureau du cannabis médical, lors de la deuxième conférence de l'IACM sur les cannabinoïdes en médecine qui s'est tenue à la faculté de médecine de l'université de Cologne les 12 et 13 septembre derniers. Tous ces changements vont dans le même sens: le cannabis a cessé d'être une médecine interdite.


1 - www.cannabis-med.org

2 - Lester Grinspoon et James Bakalar,
Cannabis, la médecine interdite,
éditions du Lézard,
1995 pour la traduction française.